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Deux ans de vacances

 

 

 

Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre I-III)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

La tempête. – Un schooner désemparé. – Quatre jeunes garçons sur le pont du Sloughi
– La misaine en lambeaux. – Visite à l’intérieur du yacht. – Le mousse à demi étranglé. 
– Une lame par l’arrière. – La terre à travers les brumes du matin. – Le banc de récifs.

 

endant la nuit du 9 mars 1860, les nuages, se confondant avec la mer, limitaient à quelques brasses la portée de la vue.

Sur cette mer démontée, dont les lames déferlaient en projetant des lueurs livides, un léger bâtiment fuyait presque à sec de toile.

C’était un yacht de cent tonneaux, – un schooner, – nom que portent les goélettes en Angleterre et en Amérique.

Ce schooner se nommait le Sloughi, et vainement eût-on cherché à lire ce nom sur son tableau d’arrière, qu’un accident, – coup de mer ou collision, – avait en partie arraché au-dessous du couronnement.

Il était onze heures du soir. Sous cette latitude, au commencement du mois de mars, les nuits sont courtes encore. Les premières blancheurs du jour ne devaient apparaître que vers cinq heures du matin. Mais les dangers qui menaçaient le Sloughi seraient-ils moins grands lorsque le soleil éclairerait l’espace? Le frêle bâtiment ne resterait-il pas toujours à la merci des lames? Assurément, et l’apaisement de la houle, l’accalmie de la rafale, pouvaient seuls le sauver du plus affreux des naufrages, – celui qui se produit en plein Océan, loin de toute terre sur laquelle les survivants trouveraient le salut peut-être!

À l’arrière du Sloughi, trois jeunes garçons, âgés l’un de quatorze ans, les deux autres de treize, plus un mousse d’une douzaine d’années, de race nègre, étaient postés à la roue du gouvernail. Là, ils réunissaient leurs forces pour parer aux embardées qui risquaient de jeter le yacht en travers. Rude besogne, car la roue, tournant malgré eux, aurait pu les lancer par-dessus les bastingages. Et même, un peu avant minuit, un tel paquet de mer s’abattit sur le flanc du yacht que ce fut miracle s’il ne fut pas démonté de son gouvernail.

Les enfants, qui avaient été renversés du coup, purent se relever presque aussitôt.

«Gouverne-t-il, Briant? demanda l’un doux.

– Oui, Gordon,» répondit Briant, qui avait repris sa place et conservé tout son sang-froid.

Puis, s’adressant au troisième:

«Tiens-toi solidement, Doniphan, ajouta-t-il, et ne perdons pas courage!… Il y en a d’autres que nous à sauver!»

Ces quelques phrases avaient été prononcées en anglais – bien que, chez Briant, l’accent dénotât une origine française.

Celui-ci, se tournant vers le mousse:

«Tu n’es pas blessé, Moko?

– Non, monsieur Briant, répondit le mousse. Surtout, tâchons de maintenir le yacht debout aux lames, ou nous risquerions de couler à pic!»

A ce moment, la porte du capot d’escalier, qui conduisait au salon du schooner, fut vivement ouverte. Deux petites têtes apparurent au niveau du pont, en même temps que la bonne face d’un chien, dont les aboiements se firent entendre.

«Briant?… Briant?… s’écria un enfant de neuf ans. Qu’est-ce qu’il y a donc?

– Rien, Iverson, rien! répliqua Briant. Veux-tu bien redescendre avec Dole,… et plus vite que ça!

– C’est que nous avons grand’peur! ajouta le second enfant, qui était un peu plus jeune.

– Et les autres?… demanda Doniphan.

– Les autres aussi! répliqua Dole.

– Voyons, rentrez tous! répondit Briant. Enfermez-vous, cachez-vous sous vos draps, fermez les yeux, et vous n’aurez plus peur! Il n’y a pas de danger!

– Attention!.. Encore une lame!» s’écria Moko.

Un choc violent heurta l’arrière du yacht. Cette fois, la mer n’embarqua pas, heureusement, car, si l’eau eût pénétré à l’intérieur par la porte du capot, le yacht, très alourdi n’aurait pu s’élever à la houle.

«Rentrez donc! s’écria Gordon. Rentrez… ou vous aurez à faire à moi!

– Voyons, rentrez, les petits!» ajouta Briant, d’un ton plus amical.

Les deux têtes disparurent au moment où un autre garçon, qui venait de se montrer dans l’encadrement du capot, disait:

«Tu n’as pas besoin de nous, Briant?

– Non, Baxter, répondit Briant. Cross, Webb, Service, Wilcox et toi, restez avec les petits!… A quatre, nous suffirons!»

Baxter referma la porte intérieurement.

«Les autres aussi ont peur!» avait dit Dole.

Mais il n’y avait donc que des enfants à bord de ce schooner, emporté par l’ouragan? – Oui, rien que des enfants! – Et combien étaient-ils à bord? – Quinze, en comptant Gordon, Briant, Doniphan et le mousse. – Dans quelles circonstances s’étaient-ils embarqués? – On le saura bientôt.

Et pas un homme sur le yacht? Pas un capitaine pour le commander? Pas un marin pour donner la main aux manœuvres? Pas un timonier pour gouverner au milieu de cette tempête? – Non!… Pas un!

Aussi, personne à bord n’eût-il pu dire quelle était la position exacte du Sloughi sur cet Océan!… Et quel Océan? Le plus vaste de tous! Ce Pacifique, qui s’étend sur deux mille lieues de largeur, depuis les terres de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande jusqu’au littoral du Sud-Amérique.

Qu’était-il donc arrivé? L’équipage du schooner avait-il disparu dans quelque catastrophe? Des pirates de la Malaisie l’avaient-ils enlevé, ne laissant à bord que de jeunes passagers livrés à eux-mêmes, et dont le plus âgé comptait quatorze ans à peine? Un yacht de cent tonneaux exige, à tout le moins, un capitaine, un maître, cinq ou six hommes, et, de ce personnel, indispensable pour le manœuvrer, il ne restait plus que le mousse!… Enfin, d’où venait-il, ce schooner, de quels parages australasiens ou de quels archipels de l’Océanie, et depuis combien de temps, et pour quelle destination? A ces questions que tout capitaine aurait faites s’il eût rencontré le Sloughi dans ces mers lointaines, ces enfants sans doute auraient pu répondre; mais il n’y avait aucun navire en vue, ni de ces transatlantiques dont les itinéraires se croisent sur les mers océaniennes, ni de ces bâtiments de commerce, à vapeur ou à voile, que l’Europe ou l’Amérique envoient par centaines vers les ports du Pacifique. Et lors même que l’un de ces bâtiments, si puissants par leur machine ou leur appareil vélique, se fût trouvé dans ces parages, tout occupé de lutter contre la tempête, il n’aurait pu porter secours au yacht que la mer ballottait comme une épave!

Cependant Briant et ses camarades veillaient de leur mieux à ce que le schooner n’embardât pas sur un bord ou sur l’autre.

«Que faire!… dit alors Doniphan.

– Tout ce qui sera possible pour nous sauver, Dieu aidant!» répondit Briant.

Il disait cela, ce jeune garçon, et c’est à peine si l’homme le plus énergique eût pu conserver quelque espoir!

En effet, la tempête redoublait de violence. Le vont soufflait en foudre, comme disent les marins, et cette expression n’est que très juste, puisque le Sloughi, risquait d’être «foudroyé» par les coups de rafale. D’ailleurs, depuis quarante-huit heures, à demi désemparé, son grand mât rompu à quatre pieds au-dessus de l’étambrai, on n’avait pu installer une voile de cape, qui eût permis de gouverner plus sûrement. Le mât de misaine, décapité de son mât de flèche, tenait bon encore, mais il fallait prévoir le moment où, largué de ses haubans, il s’abattrait sur le pont. A l’avant, les lambeaux du petit foc battaient avec dos détonations comparables à celles d’une arme à feu. Pour toute voilure, il ne restait plus que la misaine qui menaçait de se déchirer, car ces jeunes garçons n’avaient pas eu la force d’en prendre le dernier ris pour diminuer sa surface. Si cela arrivait, le schooner ne pourrait plus être maintenu dans le lit du vent, les lames l’aborderaient par le travers, il chavirerait, il coulerait à pic, et ses passagers disparaîtraient avec lui dans l’abîme.

Et jusqu’alors, pas une île n’avait été signalée au large, pas un continent n’était apparu dans l’est! Se mettre à la côte est une éventualité terrible, et, pourtant, ces enfants ne l’eussent pas redoutée autant que les fureurs de cette interminable mer. Un littoral, quel qu’il fût, avec ses bas-fonds, ses brisants, les formidables coups de houle qui l’assaillent, le ressac dont ses roches sont incessamment battues, ce littoral, croyaient-ils, c’eût été le salut pour eux, c’eût été la terre ferme, au lieu de cet Océan, prêt à s’entr’ouvrir sous leurs pieds!

Aussi cherchaient-ils à voir quelque feu sur lequel ils auraient pu mettre le cap…

Aucune lueur ne se montrait au milieu de cette profonde nuit!

Tout à coup, vers une heure du matin, un effroyable déchirement domina les sifflements de la rafale.

«Le mât de misaine est brisé!… s’écria Doniphan.

– Non! répondit le mousse. C’est la voile qui s’est arrachée des ralingues!

– Il faut s’en débarrasser, dit Briant. – Gordon, reste au gouvernail avec Doniphan, et, toi, Moko, viens m’aider!»

Si Moko, en sa qualité de mousse, devait avoir quelques connaissances nautiques, Briant n’en était pas absolument dépourvu. Pour avoir déjà traversé l’Atlantique et le Pacifique, lorsqu’il était venu d’Europe en Océanie, il s’était tant soit peu familiarisé avec les manœuvres d’un bâtiment. Cela explique comment les autres jeunes garçons, qui n’y entendaient rien, avaient dû s’en remettre à Moko et à lui du soin de diriger le schooner.

En un instant, Briant et le mousse s’étaient hardiment portés vers l’avant du yacht. Pour éviter d’être jeté en travers, il fallait à tout prix se débarrasser de la misaine, qui formait poche dans sa partie inférieure et faisait gîter le schooner au point qu’il risquait d’engager. Si cela avait lieu, il ne pourrait plus se relever, à moins que l’on ne coupât le mât de misaine par le pied, après avoir rompu ses haubans métalliques; et comment des enfants en seraient-ils venus à bout?

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Dans ces conditions, Briant et Moko firent preuve d’une adresse remarquable. Bien résolus à garder le plus de toile possible, afin de maintenir le Sloughi vent arrière tant que durerait la bourrasque, ils parvinrent à larguer la drisse de la vergue qui s’abaissa à quatre ou cinq pieds au-dessus du pont. Les lambeaux de la misaine ayant été détachés au couteau, ses coins inférieurs, saisis par deux faux-bras, furent amarrés aux cabillots des pavois, non sans que les deux intrépides garçons eussent failli vingt fois être emportés par les lames.

Sous cette voilure extrêmement réduite, le schooner put garder la direction qu’il suivait depuis si longtemps déjà. Rien qu’avec sa coque, il donnait assez de prise au vent pour filer avec la rapidité d’un torpilleur. Ce qui importait surtout, c’était qu’il pût se dérober aux lames en fuyant plus rapidement qu’elles, afin de ne pas recevoir quelque mauvais coup de mer par-dessus le couronnement.

Cela fait, Briant et Moko revinrent près de Gordon et de Doniphan, afin de les aider à gouverner.

En ce moment, la porte du capot s’ouvrit une seconde fois. Un enfant passa sa tête au dehors. C’était Jacques, le frère de Briant, de trois ans moins âgé que lui.

«Que veux-tu, Jacques? lui demanda son frère.

– Viens!… viens!… répondit Jacques. Il y a de l’eau jusque dans le salon!

– Est-ce possible?» s’écria Briant.

Et, se précipitant vers le capot, il descendit en toute hâte.

Le salon était confusément éclairé par une lampe que le roulis balançait violemment. A sa lueur, on pouvait voir une dizaine d’enfants étendus sur les divans ou sur les couchettes du Sloughi. Les plus petits – il y en avait de huit à neuf ans – serrés les vins contre les autres, étaient en proie à l’épouvante.

«Il n’y a pas de danger! leur dit Briant, qui voulut les rassurer tout d’abord. Nous sommes là!… N’ayez pas peur!»

Alors, promenant un fanal allumé sur le plancher du salon, il put constater qu’une certaine quantité d’eau courait d’un bord à l’autre du yacht.

D’où venait cette eau? Avait-elle pénétré par quelque fissure du bordage? C’est ce qu’il s’agissait de reconnaître.

En avant du salon se trouvaient la grande chambre, puis la salle à manger et le poste de l’équipage.

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Briant parcourut ces divers compartiments, et il observa que l’eau ne pénétrait ni au-dessus ni au-dessous de la ligne de flottaison. Cette eau, renvoyée à l’arrière par l’acculage du yacht, ne provenait que des paquets de mer, embarqués par l’avant, et dont le capot du poste avait laissé une certaine quantité couler à l’intérieur. Donc, aucun danger de ce chef.

Briant rassura ses camarades en repassant à travers le salon, et, un peu moins inquiet, revint prendre sa place au gouvernail. Le schooner, très solidement construit, nouvellement caréné d’une bonne doublure de cuivre, ne faisait point d’eau et devait être en état de résister aux coups de mer.

Il était alors une heure du matin. A ce moment de la nuit, rendue plus obscure encore par l’épaisseur des nuages, la bourrasque se déchaînait furieusement. Le yacht naviguait comme s’il eût été plongé tout entier en un milieu liquide. Des cris aigus de pétrels déchiraient les airs. De leur apparition pouvait-on conclure que la terre fût proche? Non, car on les rencontre souvent à plusieurs centaines de lieues des côtes. D’ailleurs, impuissants à lutter contre le courant aérien, ces oiseaux des tempêtes le suivaient comme le schooner, dont aucune force humaine n’aurait pu enrayer la vitesse.

Une heure plus tard, un second déchirement se fit entendre à bord. Ce qui restait de la misaine venait d’être lacéré, et des lambeaux de toile s’éparpillèrent dans l’espace, semblables à d’énormes goélands.

«Nous n’avons plus de voile, s’écria Doniphan, et il est impossible d’en installer une autre!

– Qu’importé! répondit Briant. Sois sûr que nous n’en irons pas moins vite!

– La belle réponse! répliqua Doniphan. Si c’est là ta manière de manœuvrer…

– Gare aux lames de l’arrière! dit Moko. Il faut nous attacher solidement, ou nous serons emportés…»

Le mousse n’avait pas achevé sa phrase que plusieurs tonnes d’eau embarquaient par-dessus le couronnement. Briant, Doniphan et Gordon furent lancés contre le capot, auquel ils parvinrent à se cramponner. Mais le mousse avait disparu avec cette masse qui balaya le Sloughi de l’arrière à l’avant, entraînant une partie de la drôme, les deux canots et la yole, bien qu’ils eussent été rentrés en dedans, plus quelques espars, ainsi que l’habitacle de la boussole. Toutefois, les pavois ayant été défoncés du coup, l’eau put s’écouler rapidement – ce qui sauva le yacht du danger de sombrer sous cette énorme surcharge.

«Moko!… Moko! s’était écrié Briant, dès qu’il fut en état de parler.

– Est-ce qu’il a été jeté à la mer?… répondit Doniphan.

– Non!… On ne le voit pas… on ne l’entend pas! dit Gordon, qui venait de se pencher au-dessus du bord.

– Il faut le sauver… lui envoyer une bouée… des cordes!» répondit Briant.

Et, d’une voix qui retentit fortement pendant quelques secondes d’accalmie, il cria de nouveau:

«Moko?… Moko?…

– A moi!… A moi!… répondit le mousse.

– Il n’est pas à la mer, dit Gordon. Sa voix vient de l’avant du schooner!..

– Je le sauverai!» s’écria Briant.

Et, le voilà qui se met à ramper sur le pont, évitant de son mieux le choc des poulies, balancées au bout des manœuvres à demi larguées, se garant des chutes que le roulis rendait presque inévitables sur ce pont glissant.

La voix du mousse traversa encore une fois l’espace. Puis, tout se tut.

Cependant, au prix des plus grands efforts, Briant était parvenu à atteindre le capot du poste.

Il appela…

Aucune réponse.

Moko avait-il donc été enlevé par un nouveau coup de mer depuis qu’il avait jeté son dernier cri? En ce cas, le malheureux enfant devait être loin maintenant, bien loin au vent, car la houle n’aurait pu le transporter avec une vitesse égale à celle du schooner. Et alors, il était perdu…

Non! Un cri plus faible arriva jusqu’à Briant, qui se précipita vers le guindeau dans le montant duquel s’encastrait le pied du beaupré. Là, ses mains rencontrèrent un corps qui se débattait…

C’était le mousse, engage dans l’angle que formaient les pavois en se rejoignant à la proue. Une drisse, que ses efforts tendaient de plus en plus, le serrait à la gorge. Après avoir été retenu par cette drisse, au moment où l’énorme lame allait l’emporter, devait-il ensuite périr par strangulation?…

Briant ouvrit son couteau, et, non sans peine, parvint à couper le cordage qui retenait le mousse.

Moko fut alors ramené à l’arrière, et dès qu’il eut retrouvé la force de parler:

«Merci, monsieur Briant, merci!» dit-il.

Il reprit sa place au gouvernail, et tous quatre s’amarrèrent, afin de résister aux lames énormes qui se dressaient au vent du Sloughi.

Contrairement à ce qu’avait cru Briant, la vitesse du yacht avait quelque peu diminué depuis qu’il ne restait plus rien de la misaine – ce qui constituait un nouveau danger. En effet, les lames, courant plus vite que lui, pouvaient l’assaillir par l’arrière et l’emplir. Mais qu’y faire? Il eut été impossible de gréer le moindre bout de voilure.

Dans l’hémisphère austral, le mois de mars correspond au mois de septembre de l’hémisphère boréal, et les nuits n’ont plus qu’une durée moyenne. Or, comme il était environ quatre heures du matin, l’horizon ne devait pas tarder à blanchir dans l’est, c’est-à-dire au-dessus de cette partie de l’Océan vers laquelle la tempête traînait le Sloughi. Peut-être, avec le jour naissant, la rafale perdrait-elle de sa violence? Peut-être aussi, une terre serait-elle en vue, et le sort de cet équipage d’enfants se déciderait-il en quelques minutes? On le verrait bien, quand l’aube teinterait les lointains du ciel.

Vers quatre heures et demie, quelques lueurs diffuses se glissèrent jusqu’au zénith., Par malheur, les brumes limitaient encore le rayon de vue à moins d’un quart de mille. On sentait que les nuages passaient avec une vitesse effrayante. L’ouragan n’avait rien perdu de sa force, et, au large, la mer disparaissait sous l’écume d’une houle déferlante. Le schooner, tantôt enlevé sur une crête de lame, tantôt précipité au fond d’un gouffre, eût vingt fois chaviré s’il eût été pris en travers.

Les quatre jeunes garçons regardaient ce chaos de flots échevelés. Ils sentaient bien que, si l’accalmie tardait à se faire, leur situation serait désespérée. Jamais le Sloughi ne résisterait vingt-quatre heures de plus aux paquets de mer qui finiraient par défoncer les capots.

Ce fut alors que Moko cria:

«Terre!… Terre!»

A travers une déchirure des brumes, le mousse croyait avoir aperçu les contours d’une côte vers l’est. Ne se trompait-il pas? Rien de plus difficile à reconnaître que ces vagues linéaments qui se confondent si aisément avec dos volutes de nuages.

«Une terre?… avait répondu Briant.

– Oui… reprit Moko,… une terre… à l’est!»

Et il indiquait un point de l’horizon que cachait maintenant l’amas des vapeurs.

«Tu es sûr?… demanda Doniphan.

– Oui!… oui!… certainement!… répondit le mousse. Si le brouillard se déchire encore, regardez bien… là-bas…. un peu à droite du mât de misaine… Tenez… tenez!…»

Les brumes, qui venaient de s’entr’ouvrir, commençaient à se dégager de la mer pour remonter vers de plus hautes zones. Quelques instants après, l’Océan reparut sur un espace de plusieurs milles en avant du yacht.

«Oui!… la terre!… C’est bien la terre!… s’écria Briant.

– Et une terre très basse!» ajouta Gordon, qui venait d’observer plus attentivement le littoral signalé.

Il n’y avait plus à douter, cette fois. Une terre, continent ou île, se dessinait à cinq ou six milles, dans un large segment de l’horizon. Avec la direction qu’il suivait et dont la bourrasque ne lui permettait pas de s’écarter, le Sloughi ne pouvait manquer d’y être jeté en moins d’une heure. Qu’il y fût brisé, surtout si des brisants l’arrêtaient avant qu’il eût atteint la franche terre, cela était à craindre. Mais ces jeunes garçons n’y songeaient même pas. Dans cette terre, qui s’offrait inopinément à leurs regards, ils ne voyaient, ils ne pouvaient voir que le salut.

En ce moment, le vent se reprit à souffler avec plus de rage. Le Sloughi, emporté comme une plume, se précipita vers la côte, qui se découpait avec la netteté d’un trait à l’encre sur le fond blanchâtre du ciel. A l’arrière plan s’élevait une falaise, dont la hauteur ne devait pas dépasser cent cinquante à deux cents pieds. En avant n’étendait une grève jaunâtre, encadrée, vers la droite, de masses arrondies qui semblaient appartenir à une forêt de l’intérieur.

Ah! si le Sloughi pouvait atteindre cette plage sablonneuse sans rencontrer un banc de récifs, si l’embouchure d’une rivière lui offrait refuge, peut-être ses jeunes passagers s’en réchapperaient-ils sains et saufs!

Tandis que Doniphan, Gordon et Moko restaient à la barre, Briant s’était porté à l’avant et regardait la terre qui se rapprochait à vue d’œil, tant la vitesse était considérable. Mais en vain cherchait-il quelque place où le yacht pourrait faire côte dans des conditions plus favorables. On ne voyait ni une embouchure de rivière ou de ruisseau, ni même une bande de sable, sur laquelle il eût été possible de s’échouer d’un seul coup. En effet, en deçà de la grève se développait une rangée de brisants, dont les têtes noires émergeaient des ondulations de la houle, et que battait sans relâche un monstrueux ressac. Là, au premier choc, le Sloughi serait mis en pièces.

Briant eut alors la pensée que mieux valait avoir tous ses camarades sur le pont, au moment où se produirait l’échouage, et, ouvrant la porte du capot:

«En haut, tout le monde!» cria-t-il.

Aussitôt le chien de s’élancer au dehors, suivi d’une dizaine d’enfants qui se traînèrent à l’arrière du yacht. Les plus petits, à la vue des lames que le bas-fond rendait plus redoutables, poussèrent des cris d’épouvanté…

Un peu avant six heures du matin, le Sloughi était arrivé à l’accore des brisants.

«Tenez-vous bien!… Tenez-vous bien!» cria Briant.

Et, à demi dépouillé de ses vêtements, il se tint prêt à porter secours à ceux que le ressac entraînerait, car, certainement, le yacht allait être roulé sur les récifs.

Soudain une première secousse se fit sentir. Le Sloughi venait de talonner par l’arrière; mais, bien que toute sa coque en eût été ébranlée, l’eau ne pénétra pas à travers le bordage.

Soulevé par une seconde lame, il fut porté d’une cinquantaine de pieds en avant, sans même avoir effleuré les roches, dont les pointes perçaient en mille places. Puis, incliné sur bâbord, il demeura immobile au milieu des bouillonnements du ressac.

S’il n’était plus en pleine mer, il était encore à un quart de mille de la grève.

 

 

Chapitre II

Au milieu du ressac. – Briant et Doniphan.– La côte observée.– Préparatifs 
de sauvetage. – Le canot disputé. – Du haut du mât de misaine. – Courageuse tentative de Briant. – Un effet de mascaret.

 

n ce moment, l’espace, dégagé du rideau des brumes, permettait au regard de s’étendre sur un vaste rayon autour du schooner. Les nuages chassaient toujours avec une extrême rapidité; la bourrasque n’avait encore rien perdu de sa fureur. Peut-être, pourtant, frappait-elle de ses derniers coups ces parages inconnus de l’Océan Pacifique.

C’était à espérer, car la situation n’offrait pas moins de périls que pendant la nuit, alors que le Sloughi se débattait contrôles violences du large. Réunis les uns près des autres, ces enfants devaient se croire perdus, lorsque quelque lame déferlait par-dessus les bastingages et les couvrait d’écume. Les chocs étaient d’autant plus rudes que le schooner ne pouvait s’y dérober. Toutefois, s’il tressaillait à chaque coup jusque dans sa membrure, il ne paraissait point que son bordé se fût ouvert, ni en talonnant à l’accore des récifs, ni au moment où il s’était pour ainsi dire encastré entre les têtes de roches. Briant et Gordon, après être descendus dans les chambres, s’étaient rendus compte que l’eau ne pénétrait pas à l’intérieur de la cale.

Ils rassurèrent donc du mieux qu’ils le purent leurs camarades, – les petits particulièrement.

«N’ayez pas peur!… répétait toujours Briant. Le yacht est solide!… La côte n’est pas loin!… Attendons et nous chercherons à gagner la grève!

– Et pourquoi attendre?… demanda Doniphan.

– Oui… pourquoi?… ajouta un autre garçon d’une douzaine d’années, nommé Wilcox. Doniphan a raison… Pourquoi attendre?

– Parce que la mer est trop dure encore et qu’elle nous roulerait sur les roches! répondit Briant.

– Et si le yacht se démolit, s’écria un troisième garçon, appelé Webb, qui était à peu près du même âge que Wilcox.

– Je ne crois pas que ce soit à craindre, répliqua Briant, du moins tant que la marée baissera. Lorsqu’elle sera retirée autant que le permettra le vent, nous nous occuperons du sauvetage!»

Briant avait raison. Bien que les marées soient relativement peu considérables dans l’Océan Pacifique, elles peuvent cependant produire une différence de niveau assez importante entre les hautes et les basses eaux. Il y aurait donc avantage à attendre quelques heures, surtout si le vent venait à mollir. Peut-être le jusant mettrait-il à sec une partie du banc de récifs. Il serait moins dangereux alors de quitter le schooner et plus facile de franchir le quart de mille qui le séparait de la grève.

Pourtant, si raisonnable que fût ce conseil, Doniphan et deux ou trois autres ne parurent point disposés à le suivre. Ils se groupèrent à l’avant et causèrent à voix basse. Ce qui apparaissait clairement déjà, c’est que Doniphan, Wilcox, Webb et un autre garçon nommé Cross ne semblaient point d’humeur à s’entendre avec Briant. Pendant la longue traversée du Sloughi, s’ils avaient consenti à lui obéir, c’est que Briant, on l’a dit, avait quelque habitude de la navigation. Mais ils avaient toujours eu la pensée que, dès qu’ils seraient à terre, ils reprendraient leur liberté d’action – surtout Doniphan, qui, pour l’instruction et l’intelligence, se croyait supérieur à Briant comme à tous ses autres camarades. D’ailleurs, cette jalousie de Doniphan à l’égard de Briant datait de loin déjà, et, par cela même que celui-ci était Français, de jeunes Anglais devaient être peu enclins à subir sa domination.

Il était donc à craindre que ces dispositions n’accrussent la gravité d’une situation déjà si inquiétante.

Cependant Doniphan, Wilcox, Cross et Webb regardaient cette nappe d’écume, semée de tourbillons, sillonnée de courants, qui paraissait très dangereuse à traverser. Le plus habile nageur n’eût pas résisté au ressac de la marée descendante que le vent prenait à revers. Le conseil d’attendre quelques heures n’était donc que trop justifié. Il fallut bien que Doniphan et ses camarades se rendissent à l’évidence, et, finalement, ils revinrent à l’arrière où se tenaient les plus jeunes.

Briant disait alors à Gordon et à quelques-uns de ceux qui l’entouraient:

«A aucun prix ne nous séparons pas!… Restons ensemble, ou nous sommes perdus!…

– Tu ne prétends pas nous faire la loi! s’écria Doniphan, qui venait de l’entendre.

– Je ne prétends rien, répondit Briant, si ce n’est qu’il faut agir de concert pour le salut de tous!

– Briant a raison! ajouta Gordon, garçon froid et sérieux, qui ne parlait jamais sans avoir bien réfléchi.

– Oui!… oui!…» s’écrièrent deux ou trois des petits qu’un secret, instinct portait à se rapprocher de Briant.

Doniphan ne répliqua pas; mais ses camarades et lui persistèrent à se tenir à l’écart, en attendant l’heure de procéder au sauvetage.

Et maintenant, quelle était cette terre? Appartenait-elle à l’une des îles de l’Océan Pacifique ou à quelque continent? Cette question ne pouvait être résolue, attendu que le Sloughi se trouvait trop rapproché du littoral pour qu’il fût permis de l’observer sur un périmètre suffisant. Sa concavité, formant une large baie, se terminait par deux promontoires, l’un assez élevé et coupé à pic vers le nord, l’autre effilé en pointe vers le sud. Mais, au delà de ces deux caps, la mer s’arrondissait-elle de manière à baigner les contours d’une île? C’est ce que Briant essaya vainement de reconnaître avec une des lunettes du bord.

En effet, dans le cas où cette terre serait une île, comment parviendrait-on à la quitter, s’il était impossible de renflouer le schooner, que la marée montante ne tarderait pas à démolir en le traînant sur les récifs? Et si cette île était déserte, – il y en a dans les mers du Pacifique, – comment ces enfants, réduits à eux-mêmes, n’ayant que ce qu’ils sauveraient des provisions du yacht, suffiront-ils aux nécessités de l’existence?

Sur un continent, au contraire, les chances de salut eussent été notablement accrues, puisque ce continent n’aurait pu être que celui de l’Amérique du Sud. Là, à travers les territoires du Chili ou de la Bolivie, on trouverait assistance, sinon immédiatement, du moins quelques jours après avoir pris terre. Il est vrai, sur ce littoral voisin des Pampas, bien des mauvaises rencontres étaient à craindre. Mais, en ce moment, il n’était question que d’atteindre la terre.

Le temps était assez clair pour en laisser voir tous les détails. On distinguait nettement le premier plan de la grève, la falaise qui l’encadrait en arrière, ainsi que les massifs d’arbres groupés à sa base. Briant signala même l’embouchure d’un rio sur la droite du rivage.

En somme, si l’aspect de cette côte n’avait rien de bien attrayant, le rideau de verdure indiquait une certaine fertilité, comparable à celle des zones de moyenne latitude. Sans doute, au-delà de la falaise, à l’abri des vents du large, la végétation, trouvant un sol plus favorable, devait se développer avec quelque vigueur.

Quant à être habitée, il ne paraissait pas que cette partie de la côte le fût. On n’y voyait ni maison ni hutte, pas même à l’embouchure du rio. Peut-être les indigènes, s’il y en avait, résidaient-ils de préférence à l’intérieur du pays, où ils étaient moins exposés aux brutales attaques des vents d’ouest?

«Je n’aperçois pas la moindre fumée! dit Briant, en abaissant sa lunette.

– Et il n’y a pas une seule embarcation sur la plage! fit observer Moko.

– Comment y en aurait-il, puisqu’il n’y a pas de port?… répliqua Doniphan.

– Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un port, reprit Gordon. Des barques de pêche peuvent trouver refuge à l’entrée d’une rivière, et il serait possible que la tempête eût obligé à les ramener vers l’intérieur.»

L’observation de Gordon était juste. Quoi qu’il en soit, pour une raison ou pour une autre, on ne découvrit aucune embarcation, et, en réalité, cette partie du littoral semblait être absolument dépourvue d’habitants. Serait-elle habitable, au cas où les jeunes naufragés auraient à y séjourner quelques semaines? voilà ce dont ils devaient se préoccuper avant tout.

Cependant la marée se retirait peu à peu – très lentement, il est vrai, car le vent du large lui faisait obstacle, bien qu’il semblât mollir en s’infléchissant vers le nord-ouest. Il importait donc d’être prêt pour le moment où le banc de récifs offrirait un passage praticable.

Il était près de sept heures. Chacun s’occupa de monter sur le pont du yacht les objets de première nécessité, quitte à recueillir les autres, lorsque la mer les porterait à la côte. Petits et grands mirent la main à ce travail. Il y avait à bord un assez fort approvisionnement de conserves, biscuits, viandes salées ou fumées. On en fit des ballots, destinés à être répartis entre les plus âgés, auxquels incomberait le soin de les transporter à terre.

Mais, pour que ce transport pût s’effectuer, il fallait que le banc de récifs fut à sec. En serait-il ainsi à marée basse, et le reflux suffirait-il à dégager les roches jusqu’à la grève?

Briant et Gordon s’appliquèrent à observer soigneusement la mer. Avec la modification dans la direction du vent, l’accalmie se faisait sentir et les bouillonnements du ressac commençaient à s’apaiser. Ainsi il devenait donc aisé de noter la décroissance des eaux le long des pointes émergeantes. D’ailleurs, le schooner ressentait les effets de cette décroissance en donnant une bande plus accentuée sur bâbord. Il était même à craindre, si son inclinaison augmentait, qu’il se couchât sur le flanc, car il était très fin de formes, ayant les varangues relevées et une grande hauteur de quille, comme les yachts de haute marche. Dans ce cas, si l’eau envahissait son pont avant qu’on eût pu le quitter, la situation serait extrêmement grave.

Combien il était regrettable que les canots eussent été emportés pendant la tempête! Avec ces embarcations, capables de les contenir tous, Briant et ses camarades auraient pu dès à présent tenter d’atteindre la côte. Puis, quelle facilité pour établir une communication entre le littoral et le schooner, pour transporter tant d’objets utiles qu’il faudrait momentanément laisser à bord! Et, la nuit prochaine, si le Sloughi se fracassait, que vaudraient ses épaves, lorsque le ressac les aurait roulées à travers les récifs? Pourrait-on les utiliser encore? Ce qui resterait des approvisionnements ne serait-il pas absolument avarié? Les jeunes naufragés ne seraient-ils pas bientôt réduits aux seules ressources de cette terre?

C’était une bien fâcheuse circonstance qu’il n’y eût plus d’embarcation pour opérer le sauvetage!

Soudain, des cris éclatèrent à l’avant. Baxter, venait de faire une découverte qui avait son importance.

La yole du schooner, que l’on croyait perdue, se trouvait engagée entre les sous-barbes du beaupré. Cette yole, il est vrai, ne pouvait porter que cinq à six personnes; mais, comme elle était intacte – ce qui fut constaté lorsqu’on l’eut rentrée sur le pont – il ne serait pas impossible de l’utiliser dans le cas où la mer ne permettrait pas de franchir les brisants à pied sec. Il convenait par suite d’attendre que la marée fût à son plus bas, et, cependant, il s’ensuivit une vive discussion dans laquelle Briant et Doniphan furent encore aux prises.

En effet, Doniphan, Wilcox, Webb et Cross, après s’être emparés de la yole, se préparaient à la lancer par-dessus bord, lorsque Briant vint à eux.

«Que voulez-vous faire?… demanda-t-il.

– Ce qui nous convient!… répondit Wilcox.

– Vous embarquer dans ce canot?…

– Oui, répliqua Doniphan, et ce ne sera pas toi qui nous en empêcheras!

– Ce sera moi, reprit Briant, moi et tous ceux que tu veux abandonner!…

– Abandonner?… Où vois-tu cela? répondit Doniphan avec hauteur. Je ne veux abandonner personne, entends-tu!… Une fois à la grève, l’un de nous ramènera la yole…

– Et si elle ne peut revenir, s’écria Briant qui ne se contenait pas sans peine, et si elle se crève sur ces roches…

– Embarquons!… Embarquons!» répondit Webb, qui venait de repousser Briant.

Puis, aidé de Wilcox et de Cross, il souleva l’embarcation afin de l’envoyer à la mer.

Briant la saisit par un de ses bouts.

«Vous n’embarquerez pas! dit-il.

– C’est ce que nous verrons! répondit Doniphan.

– Vous n’embarquerez pas! répéta Briant, bien décidé à résister dans l’intérêt commun. La yole doit être réservée d’abord aux plus petits, s’il reste trop d’eau à mer basse pour que l’on puisse gagner la grève…

– Laisse-nous tranquille! s’écria Doniphan que la colère emportait. Je te le répète, Briant, ce n’est pas toi qui nous empêcheras de faire ce que nous voulons!

– Et je te répète, s’écria Briant, que ce sera moi, Doniphan!»

Les deux jeunes garçons étaient prêts à s’élancer l’un sur l’autre. Dans cette querelle, Wilcox, Webb et Cross allaient naturellement prendre parti pour Doniphan, tandis que Baxter, Service et Garnett se rangeraient du côté de Briant. Il pouvait dès lors en résulter des conséquences déplorables, lorsque Gordon intervint.

Gordon, le plus âgé et aussi le plus maître de soi, comprenant tout ce qu’un tel précédent aurait de regrettable, eut le bon sens de s’interposer en faveur de Briant.

«Allons! allons! dit-il, un peu de patience, Doniphan! Tu vois bien que la mer est trop forte encore, et que nous risquerions de perdre notre yole!

– Je ne veux pas, s’écria Doniphan, que Briant nous fasse la loi! comme il en a pris l’habitude depuis quelque temps!

– Non!… Non!… répliquèrent Cross et Webb.

– Je ne prétends faire la loi à personne, répondit Briant: mais je ne la laisserai faire par personne, quand il s’agira de l’intérêt de tous!

– Nous en avons autant souci que toi! riposta Doniphan. Et maintenant que nous sommes à terre…

– Pas encore, malheureusement, répondit Gordon. Doniphan, ne t’entête pas, et attendons un moment favorable pour employer la yole!»

Très à propos, Gordon venait de jouer le rôle de modérateur entre Doniphan et Briant – ce qui lui était arrivé plus d’une fois déjà – et ses camarades se rendirent à son observation.

La marée avait alors baissé de deux pieds. Existait-il un chenal entre les brisants? c’est ce qu’il eût été très utile de reconnaître.

Briant, pensant qu’il pourrait mieux se rendre compte de la position des roches en les observant du mât de misaine, se dirigea vers l’avant du yacht, saisit les haubans de tribord, et, à la force des poignets, s’éleva jusqu’aux barres.

À travers le banc de récifs, se dessinait une passe, dont la direction était marquée par les pointes qui émergeaient de chaque côté et qu’il conviendrait de suivre, si l’on essayait de gagner la grève en s’embarquant dans la yole. Mais, à cette heure, il y avait encore trop de tourbillons et de remous à la surface des brisants pour que l’on pût s’en servir avec succès. Immanquablement, elle eût été lancée sur quelque pointe et s’y fût crevée en un instant. D’ailleurs, mieux valait attendre, pour le cas où le retrait de la mer laisserait un passage praticable.

Du haut des barres sur lesquelles il s’était achevalé, Briant se mit à prendre une plus exacte connaissance du littoral. Il promena sa lunette le long de la grève et jusqu’au pied de la falaise. La côte paraissait être absolument inhabitée entre les deux promontoires que séparait une distance de huit à neuf milles.

Après être resté une demi-heure en observation, Briant descendit et vint rendre compte à ses camarades de ce qu’il avait vu. Si Doniphan, Wilcox, Webb et Cross affectèrent de l’écouter sans rien dire, il n’en fut pas ainsi de Gordon qui lui demanda:

«Lorsque le Sloughi s’est échoué, Briant, n’était-il pas environ six heures du matin?

– Oui, répondit Briant.

– Et combien de temps faut-il pour qu’il y ait basse mer?

– Cinq heures, je crois. –N’est-ce pas, Moko?

– Oui… de cinq à six heures, répondit le mousse.

– Ce serait alors vers onze heures, reprit Gordon, le moment le plus favorable pour tenter d’atteindre la côte?…

– C’est ainsi que j’ai calculé, répliqua Briant.

– Eh bien, reprit Gordon, tenons-nous prêts pour ce moment, et prenons un peu de nourriture. Si nous sommes obligés de nous mettre à l’eau, au moins ne le ferons-nous que quelques heures après notre repas.»

Bon conseil qui devait naturellement venir de ce prudent garçon. On s’occupa donc du premier déjeuner, composé de conserves et de biscuit. Briant eut soin de surveiller particulièrement les petits. Jenkins, Iverson, Dole, Costar, avec cette insouciance naturelle à leur âge, commençaient à se rassurer, et ils eussent peut-être mangé sans aucune retenue, car ils n’avaient pour ainsi dire rien pris depuis vingt-quatre heures. Mais tout se passa bien, et quelques gouttes de brandy, adoucies d’un peu d’eau, fournirent une boisson réconfortante.

Cela fait, Briant revint vers l’avant du schooner, et là, accoudé sur les pavois, se remit à observer les récifs.

Avec quelle lenteur s’effectuait la décroissance de la mer! Il était manifeste, pourtant, que son niveau baissait, puisque l’inclinaison du yacht s’accentuait. Moko, ayant jeté un plomb de sonde, reconnut qu’il restait encore au moins huit pieds d’eau sur le banc. Or, pouvait-on espérer que le jusant descendrait assez pour le laisser à sec? Moko ne le pensait pas et crut devoir le dire à Briant en secret, afin de n’effrayer personne.

Briant vint alors entretenir Gordon à ce sujet. Tous deux comprenaient bien que le vent, quoiqu’il eût un peu remonté vers le nord, empêchait la mer de baisser autant qu’elle l’aurait fait par temps calme.

«Quel parti prendre? dit Gordon.

– Je ne sais… je ne sais!… répondit Briant. Et, quel malheur de ne pas savoir… de n’être que des enfants, quand il faudrait être des hommes!

– La nécessité nous instruira! répliqua Gordon. Ne désespérons pas, Briant, et agissons prudemment!…

– Oui, agissons, Gordon! Si nous n’avons pas abandonné le Sloughi avant le retour de la marée, s’il faut encore rester une nuit à bord, nous sommes perdus…

– Cela n’est que trop évident, car le yacht sera mis en pièces! Aussi devrons-nous l’avoir quitté à tout prix…

– Oui, à tout prix, Gordon!

– Est-ce qu’il ne serait pas à propos de construire une sorte de radeau, un va-et-vient?…

– J’y avais déjà songé, répondit Briant. Par malheur, presque tous les espars ont été enlevés dans la tempête. Quant à briser les pavois pour essayer de faire un radeau avec leurs débris, nous n’en avons plus le temps! Reste la yole, dont on ne peut se servir, car la mer est trop forte! Non! Ce que l’on pourrait tenter, ce serait de porter un câble à travers le banc de récifs et de l’amarrer par son extrémité à la pointe d’une roche. Peut-être alors parviendrait-on à se haler près de la grève…

– Qui portera ce câble?

– Moi, répondit Briant.

– Et je t’y aiderai!… dit Gordon.

– Non, moi seul!… répliqua Briant.

– Sers-toi de la yole?

– Ce serait risquer de la perdre, Gordon, et mieux vaut la conserver comme dernière ressource!»

Cependant, avant de mettre à exécution ce périlleux projet, Briant voulut prendre une utile précaution, afin de parer à toute éventualité.

Il y avait à bord quelques ceintures natatoires, dont il obligea les petits à se munir sur l’heure. Dans le cas où ils devraient quitter le yacht, lorsque l’eau serait trop profonde encore pour qu’ils pussent prendre pied, ces appareils les maintiendraient, et les grands essaieraient alors de les pousser vers le rivage en se halant eux-mêmes sur le câble.

Il était alors dix heures un quart. Avant quarante-cinq minutes, la marée aurait atteint sa plus basse dépression. A l’étrave du Sloughi, on ne relevait déjà plus que quatre à cinq pieds d’eau; mais il ne semblait pas que la mer dût perdre au delà de quelques pouces. A une soixantaine de yards, il est vrai, le fond remontait sensiblement – ce que l’on pouvait reconnaître à la couleur noirâtre de l’eau et aux nombreuses pointes qui émergeaient le long de la grève. La difficulté serait de franchir les profondeurs que la mer accusait sur l’avant du yacht. Toutefois, si Briant parvenait à élonger un câble dans cette direction, à le fixer solidement à l’une des roches, ce câble, après qu’il aurait été tendu du bord à l’aide du guindeau, permettrait de gagner quelque endroit où l’on aurait pied. De plus, en faisant glisser sur ce câble les ballots contenant les provisions et les ustensiles indispensables, ils arriveraient à terre sans dommages.

Quelque dangereuse que dût être sa tentative, Briant n’eût voulu laisser à personne le soin de le remplacer, et il prit ses dispositions en conséquence.

Il y avait à bord plusieurs de ces câbles, longs d’une centaine de pieds, qu’on emploie comme aussières ou remorques. Briant en choisit un de moyenne grosseur qui lui parut convenable, et dont il tourna l’extrémité à sa ceinture, après s’être dévêtu.

«Allons, les autres, cria Gordon, soyez là pour filer le câble!… Venez à l’avant!»

Doniphan, Wilcox, Cross et Webb ne pouvaient refuser leur concours à une opération dont ils comprenaient l’importance. Aussi. quelles que fussent leurs dispositions, se préparèrent-ils à dérouler la glène du câble qu’il serait nécessaire de mollir peu à peu, afin de ménager les forces de Briant.

Au moment où celui-ci allait s’affaler à la mer, son frère, s’approchant, s’écria:

«Frère!… Frère!…

 – N’aie pas peur, Jacques, n’aie pas peur pour moi!» répondit Briant.

Un instant après, on le voyait à la surface de l’eau, nageant avec vigueur, pendant que le câble se déroulait derrière lui.

Or. même par une mer calme, cette manœuvre eût été difficile, car le ressac battait violemment le long semis de roches. Courants et contre-courants empêchaient le hardi garçon de se maintenir en droite ligne, et, quand ils le saisissaient, il éprouvait une peine extrême à en sortir.

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Pourtant Briant gagnait peu à peu vers la grève, tandis que ses camarades lui filaient du câble à la mesure. Mais il était visible que ses forces commençaient à s’épuiser, bien qu’il ne fût encore qu’à une cinquantaine de pieds du schooner. Devant lui se creusait une sorte de tourbillon, produit par la rencontre de deux houles contraires. S’il réussissait à les tourner, peut-être atteindrait-il son but, la mer étant plus calme au delà. Il essaya donc de se jeter sur la gauche par un violent effort. Mais sa tentative devait être infructueuse. Un nageur vigoureux, dans toute la force de l’âge, n’y aurait pu parvenir. Saisi par l’enlacement des eaux, Briant fut irrésistiblement attiré vers le centre du tourbillon.

«A moi!… Halez?… Halez!…» eut-il la force décrier avant de disparaître.

A bord du yacht, l’épouvante fut au comble.

«Halez!…» commanda froidement Gordon.

Et ses camarades se’ hâtèrent de rembraquer le câble, afin de ramener Briant à bord, avant qu’une trop longue immersion ne l’eût asphyxié.

En moins d’une minute, Briant fut rehissé sur le pont – sans connaissance, il est vrai; mais il revint promptement à lui dans les bras de son frère.

La tentative, ayant pour but d’établir un câble à la surface du banc de récifs, avait échoué. Nul n’eût pu la reprendre avec quelque chance de succès. Ces malheureux enfants en étaient donc réduits à attendre… Attendre quoi?… Un secours?… Et de quel côté, et par qui aurait-il pu leur venir!

Il était plus de midi alors. La marée se faisait déjà sentir, et le ressac s’accroissait. Et même, comme c’était nouvelle lune, le flot allait être plus fort que la veille. Aussi, pour peu que le vent retombât du côté du large, le schooner risquerait-il d’être soulevé de son lit de roches… Il talonnerait de nouveau, il serait chaviré à la surface du récif!… Personne ne survivrait à ce dénouement du naufrage! Et rien à faire, rien!

Tous, à l’arrière, les petits entourés par les grands, regardaient la mer qui se gonflait, à mesure que les têtes de roches disparaissaient l’une après l’autre. Par malheur, le vent était revenu à l’ouest, et, comme la nuit précédente, il battait de plein fouet la terre. Avec l’eau plus profonde, les lames, plus hautes, couvraient le Sloughi de leurs embruns et ne tarderaient pas à déferler contre lui. Dieu seul pouvait venir en aide aux jeunes naufragés. Leurs prières se mêlèrent à leurs cris d’épouvanté.

Un peu avant deux heures, le schooner, redressé par la marée, ne donnait plus la bande sur bâbord; mais, par suite du tangage, l’avant heurtait contre le fond, tandis qu’à l’arrière son étambot restait encore fixé au lit de roches. Bientôt les coups de talon se succédèrent sans relâche, et le Sloughi roula d’un bord sur l’autre. Les enfants durent se retenir les uns aux autres pour ne pas être jetés par-dessus le bord.

En ce moment, une montagne écumante venant de la haute mer, se dressa à deux encablures du yacht. On eût dit l’énorme lame d’un mascaret ou d’un raz de marée, dont la hauteur dépassait vingt pieds. Elle arriva avec la furie d’un torrent, couvrit en grand le banc de récifs, souleva le Sloughi, l’entraîna par-dessus les roches, sans que sa coque en fût même effleurée.

En moins d’une minute, au milieu des bouillonnements de cette masse d’eau, le Sloughi, porté jusqu’au centre de la grève, vint buter contre un renflement de sable, à deux cents pieds en avant des premiers arbres massés au bas de la falaise. Et là, il resta immobile – sur la terre ferme, cette fois – pendant que la mer, en se retirant, laissait toute la grève à sec.

 

 

Chapitre III

La pension Chairman à Auckland. – Grands et petits. – Vacances on mer.
– Le schooner Sloughi. – La nuit du 15 février. – En dérive. – Abordage.
– Tempête. Enquête à Auckland. – Ce qui reste du schooner.

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cette époque, la pension Chairman était l’une des plus estimées de la ville d’Auckland, capitale de la Nouvelle-Zélande, importante colonie anglaise du Pacifique. On y comptait une centaine d’élèves, appartenant aux meilleures familles du pays. Les Maoris, qui sont les indigènes de cet archipel, n’auraient pu y faire admettre leurs enfants pour lesquels, d’ailleurs, d’autres écoles étaient réservées. Il n’y avait à la pension Chairman que de jeunes Anglais, Français, Américains, Allemands, fils des propriétaires, rentiers, négociants ou fonctionnaires du pays. Ils y recevaient une éducation très complète, identique à celle qui est donnée dans les établissements similaires du Royaume-Uni.

L’archipel de la Nouvelle-Zélande se compose de deux îles principales: au nord, Ika-Na-Mawi ou Ile du Poisson, au sud, Tawaï-Ponamou ou Terre du Jade-Vert. Séparées par le détroit de Cook, elles gisent entre le trente-quatrième et le quarante-cinquième parallèle sud – position équivalente à celle qu’occupé, dans l’hémisphère boréal, la partie de l’Europe comprenant la France et le nord de l’Afrique.

L’île d’Ika-Na-Mawi, très déchiquetée dans sa partie méridionale, forme une sorte de trapèze irrégulier, qui se prolonge vers le nord-ouest, suivant une courbe terminée par le cap Van-Diemen.

C’est à peu près à la naissance de cette courbe, en un point où la presqu’île mesure seulement quelques milles, qu’est bâtie Auckland. La ville est donc située comme l’est Corinthe, en Grèce – ce qui lui a valu le nom de «Corinthe du Sud». Elle possède deux ports ouverts, l’un à l’ouest, l’autre à l’est. Ce dernier, sur le golfe Hauraki, étant peu profond, il a fallu projeter quelques-uns de ces longs «piers», à la mode anglaise, où les navires de moyen tonnage peuvent venir accoster. Entre autres s’allonge le Commercial-pier, auquel aboutit Queen’s-street, l’une des principales rues de la cité.

C’est vers le milieu de cette rue que se trouvait la pension Chairman.

Or, le 15 février 1860, dans l’après-midi, il sortait dudit pensionnat une centaine déjeunes garçons, accompagnés de leurs parents, l’air gai, l’allure joyeuse – des oiseaux auxquels on vient d’ouvrir leur cage.

En effet, c’était le commencement des vacances. Deux mois d’indépendance, deux mois de liberté. Et, pour un certain nombre de ces élèves, il y avait aussi la perspective d’un voyage en mer, dont on s’entretenait depuis longtemps à la pension Chairman. Inutile d’ajouter quelle envie excitaient ceux auxquels leur bonne fortune allait permettre de prendre passage à bord du yacht Sloughi, qui se préparait à visiter les côtes de la Nouvelle-Zélande dans une promenade de circumnavigation.

Ce joli schooner, frété par les parents des élèves, avait été disposé pour une campagne de six semaines. Il appartenait au père de l’un d’eux, M. William H. Garnett, ancien capitaine de la marine marchande, en qui l’on pouvait avoir toute confiance. Une souscription, répartie entre les diverses familles, devait couvrir les frais du voyage, qui s’effectuerait dans les meilleures conditions de sécurité et de confort. C’était là une grande joie pour ces jeunes garçons, et il eût été difficile de mieux employer quelques semaines de vacances.

Dans les pensionnats anglais, l’éducation diffère assez sensiblement de celle qui est donnée dans les pensionnats de France. On y laisse aux’ élèves plus d’initiative, et, par suite, une liberté relative qui influe assez heureusement sur leur avenir. Ils restent moins longtemps enfants. En un mot, l’éducation y marche de pair avec l’instruction. De là vient que, pour la plupart, ils sont polis, attentionnés, soignés dans leur tenue, et – ce qui est digne d’être noté – peu enclins à employer la dissimulation ou le mensonge, lors même qu’il s’agit de se soustraire à quelque juste punition. Il faut observer également que, dans ces établissements scolaires, les jeunes garçons sont moins astreints aux règles de la vie commune et aux lois du silence qui en découlent. Le plus généralement, ils occupent des chambres à part, y prennent certains repas, et, quand ils s’assoient à la table d’un réfectoire, ils peuvent causer en toute liberté.

C’est suivant leur âge que les élèves sont classés par divisions. Il y en avait cinq dans le pensionnat Chairman. Si, dans la première et dans la seconde, les petits en étaient encore à embrasser leurs parents sur les joues, déjà dans la troisième, les grands remplaçaient le baiser filial par la poignée de main des hommes faits. Aussi, pas de pion pour les surveiller, lecture de romans et de journaux permise, jours de congé fréquemment renouvelés, heures d’étude assez restreintes, exercices du corps très bien compris, gymnastique, boxe et jeux de toutes sortes. Mais, comme correctif à cette indépendance, dont les élèves mésusaient rarement, les punitions corporelles étaient de règle, principalement le fouet. D’ailleurs, être fouetté n’a rien de déshonorant pour de jeunes Anglo-Saxons, et ils se soumettent sans protestation à ce châtiment, lorsqu’ils reconnaissent l’avoir mérité.

Les Anglais, personne ne l’ignore, ont le respect des traditions dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et ces traditions sont non moins respectées –même quand elles sont absurdes – dans les établissements scolaires, où elles ne ressemblent en rien aux brimades françaises. Si les anciens sont chargés de protéger les nouveaux, c’est à la condition que ceux-ci leur rendent on retour certains services domestiques, auxquels ils ne peuvent se soustraire. Ces services, qui consistent à apporter le déjeuner du matin, à brosser les habits, à cirer les souliers, à faire les commissions, sont connus sous le nom de «faggisme», et ceux qui les doivent s’appellent «fags». Ce sont les plus petits, ceux des premières divisions qui servent de fags aux élèves des divisions supérieures, et, s’ils refusaient d’obéir, on leur ferait la vie dure. Mais aucun d’eux n’y songe, et cela les habitue à se plier à une discipline qu’on ne retrouve guère chez les élèves des lycées français. D’ailleurs, la tradition l’exige, et, s’il est un pays qui l’observe entre tous, c’est bien le Royaume-Uni, où elle s’impose au plus humble «cockney» de la rue comme aux pairs de la Chambre Haute.

Les élèves, qui devaient prendre part à l’excursion du Sloughi, appartenaient aux diverses divisions du pensionnat Chairman. Ainsi qu’on a pu le remarquer à bord du schooner, il s’en trouvait depuis l’âge de huit ans jusqu’à l’âge de quatorze. Et ces quinze jeunes garçons, y compris le mousse, allaient être entraînés loin et longtemps dans de terribles aventures!

Il importe de faire connaître leurs noms, leur âge, leurs aptitudes, leurs caractères, la situation de leur famille, et quels rapports existaient entre eux dans cet établissement qu’ils venaient de quitter à l’époque habituelle des vacances.

A l’exception de deux Français, les frères Briant, et de Gordon, qui est américain, ils sont tous d’origine anglaise.

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Doniphan et Cross appartiennent à une famille de riches propriétaires qui occupent le premier rang dans la société de la Nouvelle-Zélande. Âgés de treize ans et quelques mois, ils sont cousins, et tous deux font partie de la cinquième division. Doniphan, élégant et soigné de sa personne, est de tous, sans contredit, l’élève le plus distingué. Intelligent et studieux, il tient à ne jamais déchoir, autant par goût de s’instruire que par désir de l’emporter sur ses camarades. Une certaine morgue aristocratique lui a valu le sobriquet de «lord Doniphan», et son caractère impérieux le porte à vouloir dominer partout où il se trouve. De là vient, entre Briant et lui, cette rivalité qui remonte à plusieurs années et qui s’est surtout accentuée depuis que les circonstances ont accru l’influence de Briant sur ses camarades. Quant à Cross, c’est un élève assez ordinaire, mais pénétré d’admiration pour tout ce que pense, dit ou fait son cousin Doniphan.

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Baxter, de la même division, âgé de treize ans, garçon froid, réfléchi, travailleur, très ingénieux, très adroit de ses mains, est le fils d’un commerçant dans une position de fortune assez modeste.

Webb et Wilcox, âgés de douze ans et demi, comptent parmi les élèves de la quatrième division. D’intelligence moyenne, assez volontaires et d’humeur querelleuse, ils se sont toujours montrés très exigeants dans l’observation des pratiques du faggisme. Leurs familles sont riches et tiennent un rang élevé parmi la magistrature du pays.

Garnett, de la troisième division comme son copain Service – douze ans tous deux – sont fils, l’un d’un capitaine de marine à la retraite, l’autre d’un colon aisé, qui habitent le North-Shore sur la côte septentrionale du port de Waitemala. Les deux familles sont très liées, et de cette intimité il résulte que Garnett et Service sont devenus inséparables. Ils ont bon cœur, mais peu de goût au travail, et, si on leur donnait la clef des champs, ils ne la laisseraient point se rouiller dans leur poche. Garnett est surtout passionné – passion regrettable – pour l’accordéon, si apprécié dans la marine anglaise. Aussi, en sa qualité de fils de marin, joue-t-il à ses moments perdus de son instrument de prédilection, et n’a-t-il pas négligé de l’emporter à bord du Sloughi. Quant à Service, à coup sûr, c’est le plus gai, le plus évaporé de la bande, le véritable loustic du pensionnat Chairman, ne rêvant qu’aventures de voyage, et nourri à fond du Robinson Crusoé et du Robinson Suisse, dont il fait sa lecture favorite.

Il faut maintenant nommer deux autres garçons, âgés de neuf ans. Le premier, Jenkins, est fils du directeur de la Société des Sciences, la «New-Zealand-Royal-Society»; l’autre, Iverson, est fils du pasteur de l’église métropolitaine de Saint-Paul. S’ils ne sont "encore que dans la troisième et la deuxième division, on les cite parmi les bons élèves du pensionnat.

Viennent ensuite deux enfants, Dole, huit ans et demi, et Costar, huit ans, tous deux fils d’officiers de l’armée anglo-zélandaise, qui habitent la petite ville d’Ouchunga, à six milles d’Auckland, sur le littoral du port de Manukau. Ce sont de ces «petits», sur lesquels on ne dit rien, si ce n’est que Dole est fort entêté, et Costar fort gourmand. S’ils ne brillent guère dans la première division, ils ne s’en croient pas moins très avancés parce qu’ils savent lire et écrire – ce dont il n’y a pas autrement lieu de se vanter à leur âge.

On le voit, ces enfants, appartiennent tous à d’honorables familles, fixées depuis longtemps en Nouvelle-Zélande.

Il reste à parler des trois autres garçons, embarqués sur le schooner, l’Américain et les deux Français.

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L’Américain, c’est Gordon, âgé de quatorze ans. Sa figure comme sa tournure sont déjà empreintes d’une certaine rudesse toute «yankee». Quoique un peu gauche, un peu lourd, c’est évidemment le plus posé des élèves de la cinquième division. S’il n’a pas le brillant de son camarade Doniphan, il possède un esprit juste, un sens pratique dont il a souvent donné des preuves. Il a le goût des choses sérieuses, étant d’un caractère observateur, d’un tempérament froid. Méthodique jusqu’à la minutie, il range les idées dans son cerveau comme les objets dans son pupitre, où tout est classé, étiqueté, annoté sur un carnet spécial. En somme, ses camarades l’estiment, reconnaissent ses qualités, et, bien qu’il ne soit pas anglais de naissance, lui ont toujours fait bon accueil. Gordon est originaire de Boston; mais, orphelin de père et de mère, il n’a d’autre parent que son tuteur, ancien agent consulaire, qui, après fortune faite, s’est fixé dans la Nouvelle-Zélande, et depuis quelques années déjà, habite une de ces jolies villas, éparpillées sur les hauteurs, près du village de Mount-Saint-John.

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Les deux jeunes Français, Briant et Jacques, sont les fils d’un ingénieur distingué, qui est venu – il y avait deux ans et demi – prendre la direction de grands travaux de dessèchement dans les marais du centre d’Ika-Na-Mawi. L’aîné a treize ans. Peu travailleur quoique très intelligent, il lui arrive le plus souvent d’être un des derniers de la cinquième division. Cependant, quand il le veut, avec sa facilité d’assimilation, sa remarquable mémoire, il s’élève au premier rang, et c’est là ce dont Doniphan se montre le plus jaloux. Aussi Briant et lui n’ont-ils jamais pu être en bonne intelligence au pensionnat Chairman, et on a déjà vu les conséquences de ce désaccord à bord du Sloughi. Et puis, Briant est audacieux, entreprenant, adroit aux exercices du corps, vif à la répartie, de plus, serviable, bon garçon, n’ayant rien de la morgue de Doniphan, un peu débraillé, par exemple et manquant de tenue – en un mot, très français et par cela même, très différent de ses camarades d’origine anglaise. D’ailleurs, il a souvent protégé les plus faibles contre l’abus que les grands faisaient de leur force, et, en ce qui le concerne, n’a jamais voulu se soumettre aux obligations du faggisme. De là, des résistances, des luttes, des batailles, desquelles, grâce à sa vigueur et à son courage, il est presque toujours sorti vainqueur. Aussi est-il généralement aimé, et, quand il s’est agi de la direction du Sloughi, ses camarades, à quelques exceptions près, n’ont-ils point hésité à lui obéir – d’autant plus, on le sait, qu’il avait pu acquérir quelques connaissances nautiques pendant sa traversée de l’Europe à la Nouvelle-Zélande.

Quant au cadet, Jacques, il avait été considéré jusqu’alors comme le plus espiègle de la troisième division – sinon de tout le pensionnat Chairman, sans en excepter Service – inventant sans cesse des niches nouvelles, jouant des tours pendables à ses camarades, et se faisant punir plus que de raison. Mais, ainsi qu’on le verra, son caractère s’était absolument modifié depuis le départ du yacht, sans que l’on sût pour quel motif.

Tels sont les jeunes garçons que la tempête venait de jeter sur une des terres de l’Océan Pacifique.

Pendant cette promenade de quelques semaines le long des côtes de la Nouvelle-Zélande, le Sloughi devait être commandé par son propriétaire, le père de Garnett, l’un des plus hardis yachtmen des parages de l’Australasie. Que de fois le schooner avait paru sur le littoral de la Nouvelle-Calédonie, de la Nouvelle-Hollande, depuis le détroit de Torrès jusqu’aux pointes méridionales de la Tasmanie, et jusque dans ces mers des Moluques, des Philippines et des Célèbes, si funestes parfois aux bâtiments du plus fort tonnage! Mais c’était un yacht solidement construit, très marin, et qui tenait admirablement la mer, même par les gros temps.

L’équipage se composait d’un maître, de six matelots, d’un cuisinier et d’un mousse, – Moko, jeune nègre de douze ans, dont la famille était depuis longtemps au service d’un colon de la Nouvelle-Zélande. Il faut mentionner aussi un beau chien de chasse, Phann, de race américaine, qui appartenait à Gordon et ne quittait jamais son maître.

Le jour du départ, avait été fixé au 15 février. En. attendant, le Sloughi restait amarré par l’arrière à l’extrémité du Commercial-pier, et conséquemment, assez au large dans le port.

L’équipage n’était pas à bord, lorsque, le 14 au soir, les jeunes passagers vinrent s’embarquer. Le capitaine Garnett ne devait arriver qu’au moment de l’appareillage. Seuls, le maître et le mousse reçurent Gordon et ses camarades, – les hommes étant aller vider un dernier verre de wisky. Et même, après que tous furent installés et couchés, le maître crut pouvoir rejoindre son équipage dans un dos cabarets du port, où il eut le tort impardonnable de s’attarder jusqu’à une heure avancée de la nuit. Quant au mousse, il s’était affalé dans le poste pour dormir.

Que se passa-t-il alors? Très probablement, on ne devait jamais le savoir. Ce qui est certain, c’est que l’amarre du yacht fut détachée par négligence ou par malveillance… A bord on ne s’aperçut de rien.

Une nuit noire enveloppait le port et le golfe Hauraki. Le vent de terre se faisait sentir avec force, et le schooner, pris en dessous par un courant de reflux qui portait au large, se mit à fuir vers la haute mer.

Lorsque le mousse se réveilla, le Sloughi roulait comme s’il eût été bercé par une houle qu’on ne pouvait confondre avec le ressac habituel. Moko se hâta aussitôt de monter sur le pont… Le yacht était en dérive!

Aux cris du mousse, Gordon, Briant, Doniphan et quelques autres, se jetant à bas de leurs couchettes, s’élancèrent hors du capot. Vainement appelèrent-ils à leur aide! Ils n’apercevaient même plus une seule des lumières de la ville ou du port. Le schooner était déjà en plein golfe, à trois milles de la côte.

Tout d’abord, sur les conseils de Briant auquel se joignit le mousse, ces jeunes garçons essayèrent d’établir une voile, afin de revenir au port en courant une bordée. Mais, trop lourde pour pouvoir être orientée convenablement, cette voile n’eut d’autre effet que de les entraîner plus loin par la prise qu’elle donnait au vent d’ouest. Le Sloughi doubla le cap Colville, franchit le détroit qui le sépare de l’île de la Grande-Barrière, et se trouva bientôt à plusieurs milles de la Nouvelle-Zélande.

On comprend la gravité d’une pareille situation. Briant et ses camarades ne pouvaient plus espérer aucun secours de terre. Au cas où quelque navire du port se mettrait à leur recherche, plusieurs heures se passeraient avant qu’il eût pu les rejoindre, étant même admis qu’il fût possible de retrouver le schooner au milieu de cette profonde obscurité. Et d’ailleurs, le jour venu, comment apercevrait-on un si petit bâtiment, perdu sur la haute mer? Quant à se tirer d’affaire par leurs seuls efforts, comment ces enfants y parviendraient-ils? Si le vent ne changeait pas, ils devraient renoncera revenir vers la terre.

Restait, il est vrai, la chance d’être rencontré par un bâtiment faisant route vers un des ports de la Nouvelle-Zélande. C’est pourquoi, si problématique que fût cette éventualité, Moko se hâta-t-il de hisser un fanal en tête du mât de misaine. Il n’y eut plus alors qu’à attendre le lever du jour.

Quant aux petits, comme le tumulte ne les avait point réveillés, il avait paru bon de les laisser dormir. Leur effroi n’aurait pu que mettre le désordre à bord.

Cependant, plusieurs tentatives furent encore faites pour ramener le Sloughi au vent. Mais il abattait aussitôt et dérivait dans l’est avec rapidité.

Soudain, un feu fut signalé à deux ou trois milles. C’était un feu blanc, en tête de mât – ce qui est le signe distinctif des steamers en marche. Bientôt les deux feux de position, rouge et vert, apparurent, et, comme ils étaient visibles à la fois fois l’un et l’autre, c’est que ce steamer se dirigeait droit sur le yacht.

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Les jeunes garçons poussèrent inutilement des cris de détresse. Le fracas des lames, le sifflement de la vapeur qui fusait par les tuyaux d’échappement du steamer, le vent devenu plus violent au large, tout se réunissait pour que leurs voix se perdissent dans l’espace.

Pourtant, s’ils ne pouvaient les entendre, les matelots de quart n’apercevraient-ils pas le fanal du Sloughi? C’était une dernière chance.

Par malheur, dans un coup de tangage, la drisse vint à casser, le fanal tomba à la mer, et rien n’indiqua plus la présence du Sloughi, sur lequel le steamer courait avec une vitesse de douze milles à l’heure.

En quelques secondes, le yacht fut abordé et il aurait sombré à l’instant, s’il eût été pris par le travers; mais la collision se produisit seulement à l’arrière et ne démolit qu’une partie du tableau, sans heurter la coque.

Le choc avait été si faible, en somme, que, laissant le Sloughi à la merci d’une bourrasque très prochaine, le steamer continua sa route.

Trop souvent, les capitaines ne s’inquiètent guère de porter secours au navire qu’ils ont heurté. C’est là une conduite criminelle, dont on a de nombreux exemples. Mais, dans l’espèce, il était très admissible qu’à bord du steamer, on n’eût rien senti de la collision avec ce léger yacht, qui n’avait pas même été entrevu dans l’ombre.

Alors, emportés par le vent, ces jeunes garçons durent se croire perdus. Quand le jour se leva, l’immensité était déserte. En cette portion peu fréquentée du Pacifique, les navires, qui vont de l’Australasie à l’Amérique ou de l’Amérique à l’Australasie, suivent des routes plus méridionales ou plus septentrionales. Pas un ne passa en vue du yacht. La nuit vint, encore plus mauvaise, et, s’il y eut des accalmies dans la rafale, le vent ne cessa de souffler de l’ouest.

Ce que durerait cette traversée, c’est ce dont ni Briant ni ses camarades ne pouvaient se faire une idée. En vain voulurent-ils manœuvrer de façon à ramener le schooner dans les parages néo-zélandais? Le savoir leur manquait pour modifier son allure, comme la force pour installer ses voiles.

Ce fut dans ces conditions que Briant, déployant une énergie très supérieure à son âge, commença de prendre sur ses camarades une influence que Doniphan lui-même dut subir. Si, aidé en cela par Moko, il ne parvint pas à ramener le yacht vers les parages de l’ouest, du moins employa-t-il le peu qu’il savait à le maintenir dans de suffisantes conditions de navigabilité. Il ne s’épargna pas, il veilla nuit et jour, ses regards parcourant obstinément l’horizon pour y chercher une chance de salut. Il eut soin aussi de faire jeter à la mer quelques bouteilles renfermant un document relatif au Sloughi. Faible ressource, sans doute, mais qu’il ne voulut pas négliger.

Cependant, les vents d’ouest poussaient toujours le yacht à travers le Pacifique, sans qu’il fût possible d’enrayer sa marche ni même de diminuer sa vitesse.

On sait ce qui s’était passé. Quelques jours après que le schooner eut été drossé hors des passes du golfe Hauraki, une tempête s’éleva, et, pendant deux semaines, se déchaîna avec une impétuosité extraordinaire. Assailli par des lames monstrueuses, après avoir failli cent fois être écrasé sous d’énormes coups de mer, – ce qui fut arrivé n’eût été sa construction solide et ses qualités nautiques, – le Sloughi vint faire côte sur une terre inconnue de l’Océan Pacifique.

Et maintenant, quel serait le sort de ce pensionnat de naufragés, entraînés à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande? De quel côté leur arriverait un secours qu’ils ne pourraient trouver en eux-mêmes?…

En tout cas, leurs familles n’avaient que trop lieu de les croire engloutis avec le schooner.

Voici pourquoi:

A Auckland, lorsque la disparition du Sloughi eut été constatée dans la nuit même du 14 au 15 février, on prévint le capitaine Garnett et les familles de ces malheureux enfants. Inutile d’insister sur l’effet qu’un tel événement produisit dans la ville, où la consternation fut générale.

Mais, si son amarre s’était détachée ou rompue, peut-être la dérive n’avait-elle pas rejeté le schooner au large du golfe? Peut-être serait-il possible de le retrouver, bien que le vent d’ouest, qui prenait de la force, fût de nature à donner les plus douloureuses inquiétudes?

Aussi, sans perdre un instant, le directeur du port prit-il ses mesures pour venir au secours du yacht. Deux petits vapeurs allèrent porter leurs recherches sur un espace de plusieurs milles en dehors du golfe Hauraki. Pendant la nuit entière, ils parcoururent ces parages, où la mer commençait à devenir très dure. Et, le jour venu, quand ils rentrèrent, ce fut pour enlever tout espoir aux familles frappées par cette épouvantable catastrophe.

En effet, s’ils n’avaient pas retrouvé le Sloughi, ces vapeurs en avaient du moins recueilli les épaves. C’étaient les débris du couronnement, tombés à la mer, après cette collision avec le steamer péruvien Quito – collision dont ce navire n’avait pas même eu connaissance.

Sur ces débris se lisaient encore trois ou quatre lettres du nom de Sloughi. Il parut donc certain que le yacht avait dû être démoli par quelque coup de mer, et que, par suite de cet accident, il s’était perdu corps et biens à une douzaine de milles au large de la Nouvelle-Zélande.

 

wikipedia

Deux ans de vacances

 

 

 

Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XXV-XXVII)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXV

La chaloupe du Severn. – Costar malade. – Le retour des hirondelles. 
– Découragement. – Les oiseaux de proie. – Le guanaque tué d’une balle. 
– Le culot de pipe. – Surveillance plus active. – Violent orage. 
– Une détonation au dehors. – Un cri de Kate.

 

e lendemain, après une nuit pendant laquelle Moko était resté de garde à French-den, les jeunes colons, fatigués de leurs émotions de la veille, ne se réveillèrent que fort tard. Aussitôt levés, Gordon, Doniphan, Briant et Baxter passèrent dans Store-room, où Kate vaquait à ses travaux habituels.

Là, ils s’entretinrent de la situation, qui ne laissait pas d’être très inquiétante.

En effet – ainsi que le fit observer Gordon – il y avait déjà plus de quinze jours que Walston et ses compagnons étaient sur l’île. Donc, si les réparations de la chaloupe n’étaient point encore faites, c’est qu’ils manquaient des outils indispensables à une besogne de ce genre.

«Cela doit être, dit Doniphan, car, en somme, cette embarcation n’était pas très endommagée. Si notre Sloughi n’eut pas été plus maltraité, après son échouage, nous serions venus à bout de le mettre en état de naviguer!»

Cependant, si Walston n’était point parti, il n’était pas probable que son intention fût de se fixer sur l’île Chairman, car il aurait déjà fait quelques excursions à l’intérieur, et French-den eût certainement reçu sa visite.

Et, à ce propos, Briant parla de ce qu’il avait observé, pendant son ascension, relativement aux terres qui devaient exister à une distance assez rapprochée dans l’est.

«Vous ne l’avez point oublié, dit-il, lors de notre expédition à l’embouchure de l’East-river, j’avais entrevu une tache blanchâtre, un peu au-dessus de l’horizon, et dont je ne savais comment expliquer la présence…

– Pourtant, Wilcox et moi, nous n’avons rien découvert de semblable, répondit Doniphan, bien que nous ayons cherché à retrouver cette tache…

– Moko l’avait aussi distinctement aperçue que moi, répondit Briant.

– Soit! Cela peut-être! répliqua Doniphan. Mais qui te donne à croire, Briant, que nous soyons à proximité d’un continent ou d’un groupe d’îles?

– Le voici, dit Briant. Hier, pendant que j’observais l’horizon dans cette direction, j’ai distingué une lueur, très visible en dehors des limites de la côte, et ne pouvant provenir que d’un volcan en éruption. J’en conclus donc qu’il existe une terre voisine dans ces parages! Or, les matelots du Severn ne doivent pas l’ignorer, et ils feront tout pour l’atteindre…

– Ce n’est pas douteux! répondit Baxter. Que gagneraient-ils à rester ici? Évidemment, puisque nous ne sommes point délivrés de leur présence, cela tient à ce qu’ils n’ont pas encore pu radouber leur chaloupe!»

Ce que Briant venait de faire connaître à ses camarades avait une importance extrême. Cela leur donnait la certitude que l’île Chairman n’était pas isolée – comme ils le croyaient – dans cette partie du Pacifique. Mais, ce qui aggravait les choses, c’est que, d’après le relèvement du feu de son campement, Walston se trouvait actuellement aux environs de l’embouchure de l’East-river. Après avoir abandonné la côte des Severn-shores, il s’était rapproché d’une douzaine de milles. Il lui suffirait, dès lors, de remonter l’East-river pour arriver en vue du lac, de le contourner par le sud pour découvrir French-den!

Briant eut donc à prendre les plus sévères mesures en vue de cette éventualité. Désormais, les excursions furent réduites au strict nécessaire, sans même s’étendre, sur la rive gauche du rio, jusqu’aux massifs de Bog-woods. En même temps, Baxter dissimula les palissades de l’enclos sous un rideau de broussailles et d’herbes, ainsi que les deux entrées du hall et de Store-room. Enfin, défense fut faite de se montrer dans la partie comprise entre le lac et Auckland-hill. Vraiment, s’assujettir à des précautions si minutieuses, c’était bien des ennuis ajoutés aux difficultés de la situation!

Il y eut encore, à cette époque, d’autres sujets d’inquiétude. Costar fut pris de fièvres, qui mirent sa vie en danger. Gordon dut recourir à la pharmacie du schooner, non sans craindre de commettre quelque erreur! Heureusement, Kate fit pour cet enfant ce que sa mère eût fait pour lui. Elle le soigna avec cette prudente affection, qui est comme un instinct chez les femmes, et ne cessa de le veiller nuit et jour. Grâce à son dévouement, la fièvre finit par être enrayée, et la convalescence, s’étant franchement manifestée, suivit régulièrement son cours. Costar s’était-il trouvé en danger de mort? il serait difficile de se prononcer à cet égard. Mais, faute de soins si intelligents, peut-être la fièvre eût-elle amené l’épuisement du petit malade?

Oui! si Kate n’eût été là, on ne sait ce qui serait advenu. On ne peut trop le redire, l’excellente créature avait reporté sur les plus jeunes enfants de la colonie tout ce que son cœur contenait de tendresses maternelles, et jamais elle ne leur marchandait ses caresses.

«Je suis comme cela, mes papooses! répétait-elle. C’est dans ma nature que je tricote, tripote et fricote!»

Et, en vérité, est-ce que toute la femme n’est pas là!

Ce dont Kate se préoccupait le plus, c’était d’entretenir de son mieux la lingerie de French-den. A son grand déplaisir, il était bien usé, ce linge qui servait depuis près de vingt mois déjà! Comment le remplacer, lorsqu’il serait hors de service? Et les chaussures, bien qu’on les ménageât le plus possible et que personne ne regardât à marcher pieds nus, lorsque le temps le permettait, elles étaient en fort mauvais état! Tout cela était pour inquiéter la prévoyante ménagère!

La première quinzaine de novembre fut marquée par des averses fréquentes. Puis, à dater du 17. le baromètre se remit au beau fixe, et la période des chaleurs s’établit régulièrement. Arbres, arbrisseaux, arbustes, toute la végétation ne fut bientôt plus que verdure et fleurs. Les hôtes habituels des South-moors étaient revenus en grand nombre. Quel crève-cœur pour Doniphan, d’être privé de ses chasses à travers les marais, et, pour Wilcox, de ne pouvoir tendre des fleurons, par crainte qu’ils fussent aperçus des rives inférieures du Family-lake!

Et non seulement, ces volatiles fourmillaient sur cette partie de l’île, mais d’autres se firent prendre dans les pièges, aux abords de French-den.

Un jour, parmi ces derniers, Wilcox trouva l’un des migrateurs que l’hiver avait dirigés vers les pays inconnus du nord. C’était une hirondelle, qui portait encore le petit sac attaché sous son aile. Le sac contenait-il un billet à l’adresse des jeunes naufragés du Sloughi? Non, hélas!… Le messager était revenu sans réponse!

Pendant ces longues journées inoccupées, que d’heures se passaient maintenant dans le hall! Baxter, chargé de tenir en état le journal quotidien, n’avait plus aucun incident à y relater. Et, avant quatre mois, allait commencer un troisième hiver pour les jeunes colons de l’île Chairman!

On pouvait observer, non sans une anxiété profonde, le découragement, qui s’emparait des plus énergiques – à l’exception de Gordon, toujours absorbé dans les détails de son administration. Briant, lui aussi, se sentait accablé parfois, bien qu’il employât toute sa force d’âme à n’en rien laisser paraître. Il essayait de réagir en excitant ses camarades à continuer leurs études, à faire des conférences, des lectures à haute voix. Il les ramenait sans cesse au souvenir de leur pays, de leurs familles, affirmant qu’ils les reverraient un jour! Enfin il s’ingéniait à relever leur moral, mais sans y trop parvenir, et sa grande appréhension était que le désespoir ne vînt l’abattre. Il n’en fut rien. D’ailleurs, des événements extrêmement graves les obligèrent bientôt à payer tous de leur personne.

Le 21 novembre, vers deux heures de l’après-midi, Doniphan était occupé à pêcher sur les bords du Family-lake, lorsque son attention fut vivement attirée par les cris discordants d’une vingtaine d’oiseaux qui planaient au-dessus de la rive gauche du rio. Si ces volatiles n’étaient point des corbeaux, – auxquels ils ressemblaient quelque peu, – ils eussent mérité d’appartenir à cette espèce vorace et croassant.

Doniphan ne se fût donc pas préoccupé de la troupe criarde, si son allure n’avait eu de quoi le surprendre. En effet, ces oiseaux décrivaient de larges orbes, dont le rayon diminuait à mesure qu’ils s’approchaient de terre; puis, réunis en un groupe compact, ils se précipitèrent vers le sol.

Là, leurs cris redoublèrent; mais Doniphan chercha vainement à les apercevoir au milieu des hautes herbes entre lesquelles ils avaient disparu.

La pensée lui vint alors qu’il devait y avoir en cet endroit quelque carcasse d’animal. Aussi, curieux de savoir à quoi s’en tenir, il rentra à French-den et pria Moko de le transporter avec la yole de l’autre côté du rio Zealand.

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Tous deux s’embarquèrent, et, dix minutes après, ils se glissaient entre les touffes d’herbes de la berge. Aussitôt, les volatiles de s’envoler, en protestant par leurs cris contre les importuns qui se permettaient de troubler leur repas.

A cette place, gisait le corps d’un jeune guanaque, mort depuis quelques heures seulement, car il n’avait pas perdu toute chaleur

Doniphan et Moko, peu désireux d’utiliser pour l’office les restes du dîner des carnivores, se disposaient à les leur abandonner, quand une question se présenta: comment et pourquoi le guanaque était-il venu tomber sur la lisière du marécage, loin des forêts de l’est que ses congénères ne quittaient guère d’habitude?

Doniphan examina l’animal. Il avait au flanc une blessure encore saignante – blessure qui ne provenait pas de la dent d’un jaguar ou autre carnassier.

«Ce guanaque a certainement reçu un coup de feu! fit observer Doniphan.

– En voici la preuve!» répondit le mousse, qui, après avoir fouillé la blessure avec son couteau, en avait fait sortir une balle.

Cette balle était plutôt du calibre des fusils de bord que de celui des fusils de chasse. Elle ne pouvait donc avoir été tirée que par Walston ou l’un de ses compagnons.

Doniphan et Moko, laissant le corps du guanaque aux volatiles, revinrent à French-den, où ils conférèrent avec leurs camarades.

Que le guanaque eût été frappé par un des matelots du Severn, c’était l’évidence même, puisque ni Doniphan ni personne n’avait tiré un seul coup de fusil depuis plus d’un mois. Mais, ce qu’il eût été important de savoir, c’était à quel moment et en quel endroit le guanaque avait reçu cette balle.

Toutes hypothèses examinées, il parut admissible que le fait ne remontait pas à plus de cinq ou six heures, – laps de temps nécessaire pour que l’animal, après avoir traversé les Downs-lands, eût pu arriver à quelques pas du rio. De là, cette conséquence, que, dans la matinée, un des hommes de Walston avait dû chasser en s’approchant de la pointe méridionale du Family-lake, et que la bande, après avoir franchi l’East-river, gagnait peu à peu du côté de French-den.

Ainsi la situation s’aggravait, bien que-le péril ne fût peut-être pas imminent. En effet, au sud de l’île s’étendait cette vaste plaine, coupée de ruisseaux, trouée d’étangs, mamelonnée de dunes, où le gibier n’aurait pu suffire à l’alimentation quotidienne de la bande. Il était donc probable que Walston ne s’était point aventuré à travers les Downs-lands. D’ailleurs, on n’avait entendu aucune détonation suspecte que le vent aurait pu porter jusqu’à Sport-terrace, et il y avait lieu d’espérer que la position de French-den n’avait pas été jusque-là découverte.

Néanmoins, il fallut s’imposer des mesures de prudence avec une nouvelle rigueur. Si une agression avait quelque chance d’être repoussée, ce serait à la condition que les jeunes colons ne fussent point surpris en dehors du hall.

Trois jours après, un fait plus significatif vint accroître les appréhensions, et il fallut bien reconnaître que la sécurité était plus que jamais compromise.

Le 24, vers neuf heures du matin, Briant et Gordon s’étaient portés au delà du rio Zealand, afin de voir s’il ne serait pas à propos d’établir une sorte d’épaulement en travers de l’étroit sentier qui circulait entre le lac et le marécage. A l’abri de cet épaulement, il eût été facile à Doniphan et aux meilleurs tireurs de s’embusquer rapidement pour le cas où l’on signalerait à temps l’arrivée de Walston.

Tous deux se trouvaient à trois cents pas au plus au delà du rio, lorsque Briant mit le pied sur un objet qu’il écrasa. Il n’y avait point fait attention, pensant que c’était un de ces milliers de coquillages, roulés par les grandes marées, lorsqu’elles envahissaient la plaine des South-moors. Mais Gordon, qui marchait derrière lui, s’arrêta et dit:

«Attends, Briant, attends donc!

– Qu’y a-t-il?»

Gordon se baissa et ramassa l’objet écrasé.

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«Regarde! dit-il.

– Ce n’est pas un coquillage, cela, répondit Briant, c’est…

– C’est une pipe!»

En effet, Gordon tenait à la main une pipe noirâtre, dont le tuyau venait d’être brisé au ras du culot.

«Puisque personne de nous ne fume, dit Gordon, c’est que cette pipe a été perdue par…

– Par l’un des hommes de la bande, répondit Briant, à moins qu’elle n’ait appartenu au naufragé français qui nous a précédés sur l’île Chairman…

Non! ce culot, dont les cassures étaient fraîches n’avait jamais pu être en la possession de François Baudoin, mort depuis plus de vingt ans déjà. Il avait dû tomber récemment en cet endroit, et le peu de tabac qui y adhérait le démontrait d’une façon indiscutable. Donc, quelques jours avant, quelques heures peut-être, un des compagnons de Walston ou Walston lui-même s’était avancé jusqu’à cette rive du Family-lake.

Gordon et Briant retournèrent aussitôt à French-den. Là, Kate, à qui Briant présenta ce culot de pipe, put affirmer qu’elle l’avait vu entre les mains de Walston.

Ainsi, nul doute que les malfaiteurs eussent contourné la pointe extrême du lac. Peut-être, pendant la nuit, s’étaient-ils même avancés jusqu’au bord du rio Zealand. Et si French-den avait été découvert, si Walston savait ce qu’était le personnel de la petite colonie, ne devait-il pas venir à sa pensée qu’il y avait là des outils, des instruments, des munitions, des provisions, tout ce dont il était privé ou à peu près, et que sept hommes vigoureux auraient facilement raison d’une quinzaine de jeunes garçons – surtout s’ils parvenaient à les surprendre?

En tout cas, ce dont il n’y avait plus lieu de douter, c’est que la bande se rapprochait de plus en plus.

En présence de ces éventualités menaçantes, Briant, d’accord avec ses camarades, s’ingénia pour organiser une surveillance plus active encore. Pendant le jour, un poste d’observation fut établi en permanence sur la crête d’Auckland-hill, afin que toute approche suspecte, soit du côté du marécage, soit du côté de Traps-woods, soit du côté du lac, pût être immédiatement signalée. Pendant la nuit, deux des grands durent rester de garde à l’entrée du hall et de Store-room pour épier les bruits du dehors. Les deux portes furent consolidées au moyen d’étais, et, en un instant, il eût été possible de les barricader avec de grosses pierres, qui furent entassées à l’intérieur de French-den. Quant aux étroites fenêtres, percées dans la paroi et qui servaient d’embrasures aux deux petits canons, l’une défendrait la façade du côté du rio Zealand, et l’autre, la façade du côté du Family-lake. En outre, les fusils, les revolvers, furent prêts à tirer dès la moindre alerte.

Kate approuvait toutes ces mesures, cela va sans dire. Cette femme énergique se gardait bien de rien laisser voir de ses inquiétudes, trop justifiées, hélas! lorsqu’elle songeait aux chances si incertaines d’une lutte avec les matelots du Severn. Elle les connaissait, eux et leur chef. S’ils étaient insuffisamment armés, ne pouvaient-ils agir par surprise en dépit de la plus sévère surveillance? Et, pour les combattre, quelques jeunes garçons, dont le plus âgé n’avait pas seize ans accomplis! Vraiment, la partie eût été par trop inégale! Ah! pourquoi le courageux Evans n’était-il pas avec eux? Pourquoi n’avait-il pas suivi Kate dans sa fuite? Peut-être aurait-il su mieux organiser la défense et mettre French-den en état de résister aux attaques de Walston!

Malheureusement, Evans devait être gardé à vue, si même ses compagnons ne s’étaient pas déjà défaits de lui, comme d’un témoin dangereux, et dont ils n’avaient plus besoin pour conduire la chaloupe aux terres voisines!

Telles étaient les réflexions de Kate. Ce n’était pas pour elle qu’elle craignait, c’était pour ces enfants, sur lesquels elle veillait sans cesse, bien secondée par Moko, dont le dévouement égalait le sien.

On était au 27 novembre. Depuis deux jours, la chaleur avait été étouffante. De gros nuages passaient lourdement sur l’île, et quelques roulements lointains annonçaient l’orage. Le storm-glass indiquait une prochaine lutte des éléments.

Ce soir-là, Briant et ses camarades étaient rentrés plus tôt que d’habitude dans le hall, non sans avoir pris la précaution, – ainsi que cela se faisait depuis quelque temps, – de traîner la yole à l’intérieur de Store-room. Puis, les portes bien closes, chacun n’eut plus qu’à attendre l’heure du repos, après avoir fait la prière en commun et donné un souvenir aux familles de là-bas.

Vers neuf heures et demie, l’orage était dans toute sa force. Le hall s’illuminait de l’intense réverbération des éclairs, qui pénétrait à travers les embrasures. Les détonations de la foudre se propageaient sans discontinuer; il semblait que le massif d’Auckland-hill tremblait en répercutant ces étourdissants fracas. C’était un de ces météores, sans pluie ni vent, qui n’en sont que plus terribles, car les nuages immobilisés se déchargent sur place de toute la matière électrique accumulée en eux, et souvent une nuit entière ne suffit pas à l’épuiser.

Costar, Dole, Iverson et Jenkins, blottis au fond de leurs couchettes, sursautaient à ces formidables craquements d’étoffes déchirées, qui indiquent la proximité des décharges. Et, cependant, il n’y avait rien à craindre dans cette inébranlable caverne. La foudre pouvait frapper vingt fois, cent fois, les crêtes de la falaise! Elle ne traverserait pas les épaisses parois de French-den, aussi imperméables au fluide électrique qu’inaccessibles aux bourrasques. De temps à autre, Briant, Doniphan ou Baxter se lovaient, entr’ouvraient la porte et rentraient aussitôt, à demi-aveugles par les éclairs, après un rapide regard jeté au dehors. L’espace était en feu, et le lac, réverbérant les fulgurations du ciel, semblait rouler une immense nappe de flammes.

De dix heures à onze heures, pas un soûl instant de répit des éclairs et du tonnerre. Ce fut seulement un peu avant minuit que l’accalmie tendit à se faire. Des intervalles de plus en plus longs séparèrent les coups de foudre, dont la violence diminuait avec l’éloignement. Le vont se leva alors, chassant les nuages qui s’étaient rapprochés du sol, et la pluie ne tarda pas à tomber à torrents.

Les petits commencèrent donc à se rassurer. Deux ou trois têtes, enfoncées sous les couvertures, se hasardèrent à reparaître, bien qu’il fût l’heure de dormir pour tout le monde. Aussi, Briant et les autres, ayant organisé les précautions accoutumées, allaient-ils se mettre au lit, lorsque Phann donna manifestement des marques d’une inexplicable agitation. Il se dressait sur ses pattes, il s’élançait vers la porte du hall, il poussait des grognements sourds et continus.

«Est-ce que Phann a senti quelque chose? dit Doniphan en essayant de calmer le chien.

– En bien des circonstances déjà, fit observer Baxter, nous lui avons vu cette singulière allure, et l’intelligente bête ne s’est jamais trompée!

– Avant de nous coucher, il faut savoir ce que cela signifie! ajouta Gordon.

– Soit, dit Briant, mais que personne ne sorte, et soyons prêts à nous défendre!»

Chacun prit son fusil et son revolver. Puis, Doniphan s’avança vers la porte du hall, et Moko vers la porte de Store-room. Tous deux, l’oreille collée contre le vantail, ne surprirent aucun bruit au dehors, bien que l’agitation de Phann continuât à se produire. Et même, le chien se mit bientôt à aboyer avec une telle violence, que Gordon ne parvint pas à le calmer. C’était une circonstance très fâcheuse. Dans les instants d’accalmie, s’il eut été possible d’entendre le bruit d’un pas sur la grève, à plus forte raison les aboiements de Phann auraient-ils été entendus de l’extérieur.

Soudain éclata une détonation qu’on ne pouvait confondre avec l’éclat de la foudre. C’était bien un coup de feu, qui venait d’être tiré à moins de deux cents pas de French-den.

Tous se tinrent sur la défensive. Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross, armés de fusils et postés aux deux portes, étaient prêts à faire feu sur quiconque tenterait de les forcer. Les autres commençaient à les étayer avec les pierres préparées dans ce but, lorsqu’une voix cria du dehors:

«A moi!… A moi!»

Il y avait là un être humain, en danger de mort, sans doute, et qui réclamait assistance…

«A moi!» répéta la voix, et, cette fois, à quelques pas seulement.

Kate, près de la porte, écoutait…

«C’est lui! s’écria-t-elle.

– Lui?… dit Briant.

– Ouvrez!… Ouvrez!…» répétait Kate.

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La porte fut ouverte, et un homme, ruisselant d’eau, se précipita dans le hall.

C’était Evans, le master du Severn.

 

 

Chapitre XXVI

Kate et le master. – Le récit d’Evans. – Après l’échouage de la chaloupe. 
– Walston au port de Bear-rock. – Le cerf-volant. – French-den découvert. 
– Fuite d’Evans. – La traversée du rio. – Projets. – Proposition de Gordon. 
– Les terres dans l’est. – L’île Chairman-Hanovre.

 

out d’abord, Gordon, Briant, Doniphan étaient restés immobiles, à cette apparition si inattendue d’Evans. Puis, par un mouvement instinctif, ils s’élancèrent vers le master comme au-devant d’un sauveur.

C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, épaules larges, torse vigoureux, œil vif, front découvert, physionomie intelligente et sympathique, démarche ferme et résolue, figure que cachait en partie les broussailles d’une barbe inculte, qui n’avait pu être taillée depuis le naufrage du Severn.

A peine entré, Evans se retourna et vint appuyer son oreille contre la porte qu’il avait refermée vivement. N’entendant rien au dehors, il s’avança au milieu du hall. Là, il regarda à la lueur du fanal suspendu à la voûte ce petit monde qui l’entourait, et murmura ces mots:

«Oui!… des enfants!… Rien que des enfants!…»

Tout à coup, son œil s’anima, sa figure rayonna de joie, ses bras s’ouvrirent…

Kate venait d’aller à lui.

«Kate!… s’écria-t-il. Kate vivante!»

Et il lui saisit les mains, comme pour bien s’assurer que ce n’étaient pas celles d’une morte.

«Oui! vivante comme vous, Evans! répondit Kate. Dieu m’a sauvée comme il vous a sauvé, et c’est lui qui vous envoie au secours de ces enfants!»

Le master comptait du regard les jeunes garçons, réunis autour de la table du hall.

«Quinze, dit-il, et à peine cinq ou six qui soient en état de se défendre!… N’importe!

– Sommes-nous en danger d’être attaqués, master Evans? demanda Briant.

– Non, mon garçon, non, – du moins pour l’instant!» répondit Evans.

Que tous eussent hâte de connaître l’histoire du master, et principalement ce qui avait eu lieu depuis que la chaloupe avait été jetée sur les Severn-shores, cela se comprend. Ni grands ni petits n’auraient pu s’abandonner au sommeil, sans avoir entendu ce récit qui était pour eux de si haute importance. Mais, auparavant, il convenait qu’Evans se débarrassât de ses vêtements mouillés et prît quelque nourriture. Si ses habits ruisselaient, c’est qu’il avait dû traverser le rio Zealand à la nage. S’il était épuisé de fatigue et de faim, c’est qu’il n’avait pas mangé depuis douze heures, c’est que, depuis le matin, il n’avait pu se reposer un instant.

Briant le fit immédiatement passer dans Store-room, où Gordon mit à sa disposition de bons vêtements de matelot. Après quoi, Moko lui servit de la venaison froide, du biscuit, quelques tasses de thé bouillant, un bon verre de brandy.

Un quart d’heure après, Evans, assis devant la table du hall, faisait le récit des événements survenus depuis que les matelots du Severn avaient été jetés sur l’île.

«Quelques instants avant que la chaloupe eût accosté la grève, dit-il, cinq des hommes, – moi compris, – nous avions été lancés sur les premières roches des récifs. Aucun de nous n’avait été grièvement meurtri dans l’échouage. Rien que des contusions, pas de blessures. Mais, ce qui ne laissa pas d’être difficile, ce fut de se dégager du ressac au milieu de l’obscurité et par une mer furieuse, qui descendait contre le vent du large.

«Cependant, après de longs efforts, nous arrivâmes sains et saufs, hors de la portée des lames, Walston, Brandt, Rock, Book, Cope et moi. Il en manquait deux, – Forbes et Pike. Avaient-ils été élingués par quelque coup de mer, ou bien s’étaient-ils sauvés, quand la chaloupe avait atteint la grève? nous ne savions. En ce qui concerne Kate, je croyais qu’elle avait été entraînée par les lames, et je ne pensais plus jamais la revoir.»

Et, en disant cela, Evans ne cherchait point à cacher son émotion, ni la joie qu’il éprouvait d’avoir retrouvé la courageuse femme, échappée avec lui aux massacres du Severn! Après avoir été tous deux à la merci de ces meurtriers, tous deux étaient maintenant hors de leur pouvoir, sinon hors de leurs atteintes dans l’avenir.

Evans reprit:

«Lorsque nous fûmes arrivés sur la grève, il fallut quelque temps pour chercher la chaloupe. Elle avait dû accoster vers sept heures du soir, et il était près de minuit, lorsque nous l’aperçûmes renversée sur le sable. C’est que nous avions d’abord redescendu le long de la côte de…

– Des Severn-shores, dit Briant. C’est le nom que lui ont donné quelques-uns de nos camarades, qui avaient découvert l’embarcation du Severn, avant même que Kate nous eût raconté son naufrage…

– Avant?… répondit Evans assez surpris.

– Oui, master Evans, dit Doniphan. Nous étions arrivés en cet endroit dans la soirée même du naufrage, comme vos deux compagnons étaient encore étendus sur le sable!… Mais, le jour venu, lorsque nous sommes allés pour leur rendre les derniers devoirs, ils avaient disparu.

– En effet, reprit Evans, et je vois comment tout cela s’enchaîne! Forbes et Pike, que nous croyions noyés – et plût au ciel qu’ils l’eussent été, cela aurait fait deux coquins de moins sur sept! – avaient été jetés à peu de distance de la chaloupe. C’est là qu’ils furent retrouvés par Walston et les autres, qui les ranimèrent avec quelques gorgées de gin.

«Heureusement pour eux, – si c’est un malheur pour nous, –les coffres de l’embarcation n’avaient été ni brisés pendant l’échouage. ni atteints par l’eau de mer. Les munitions, les armes, cinq fusils de bord, ce qui restait des provisions, embarquées précipitamment pendant l’incendie du Severn, tout cela fut retiré de la chaloupe, car il était à craindre qu’elle fût démolie à la marée prochaine. Cela fait, nous abandonnâmes le lieu du naufrage, en suivant la côte dans la direction de l’est.

«A ce moment, l’un de ces gueux, – Rock, je crois, – fit observer qu’on n’avait pas retrouvé Kate. A quoi Walston répondit: «Elle a été emportée par une lame!… Bon débarras!» Ce qui me donna à penser que si la bande se félicitait d’être débarrassée de Kate, maintenant qu’on n’avait plus besoin d’elle, il en serait ainsi de master Evans, quand on aurait plus besoin de lui. – Mais où étiez-vous donc, Kate?

– J’étais près de la chaloupe, du côté de la mer, répondit Kate, à l’endroit où j’avais été jetée après l’échouage… On ne pouvait me voir et j’ai entendu tout ce qui s’est dit entre Walston et les autres… Mais, après leur départ. Evans, je me suis relevée, et, pour ne pas retomber entre les mains de Walston, j’ai pris la fuite en me dirigeant du côté opposé. Trente-six heures plus tard, à demi-morte de faim, j’ai été recueillie par ces braves enfants et conduite à French-den.

– French-den?… répéta Evans.

– C’est le nom que porte notre demeure, répondit Gordon, en souvenir d’un naufragé français, qui l’avait habitée bien des années avant nous!

– French-den?… Severn-shores?… dit Evans. Je vois, mes garçons, que vous avez donné des noms aux diverses parties de cette île! C’est joli, cela!

– Oui, master Evans, de jolis noms, répliqua Service, et il y en a bien d’autres, Family-lake, Downs-lands, South-moors, rio Zealand, Traps-woods…

– Bon!… Bon!… Vous m’apprendrez tout cela… plus tard… demain!… En attendant je continue mon histoire. – On n’entend rien au dehors?…

– Rien, répondit Moko, qui se tenait de garde près de la porte du hall.

– A la bonne heure! dit Evans. Je reprends.

«Une heure après avoir abandonné l’embarcation, nous avions atteint un rideau d’arbres, où notre campement fut établi. Le lendemain et pendant quelques jours, nous revînmes à la place où s’était échouée la chaloupe, et nous essayâmes de la radouber; mais, n’ayant pour outils qu’une simple hache, il fut impossible de remplacer son bordage fracassé et de la remettre en état de tenir la mer, même pour une petite traversée. D’ailleurs, l’endroit était très incommode pour un travail de ce genre.

«On partit donc, afin de chercher un autre campement dans une région moins aride, où la chasse pourrait fournir à notre nourriture quotidienne, et, en même temps, près d’un rio où nous trouverions de l’eau douce, car notre provision était entièrement épuisée.

«Après avoir suivi la côte pendant une douzaine de milles, nous atteignîmes une petite rivière…

– L’East-river! dit Service.

– Va pour l’East-river! répondit Evans. Là, au fond d’une vaste baie…

– Deception-bay! répliqua Jenkins.

– Va pour Deception-bay? dit Evans en souriant. Il y avait au milieu des roches un port…

– Bear-rock! s’écria Costar à son tour.

– Va pour Bear-Rock, mon petit! répondit Evans, qui approuva d’un signe de tête. Rien n’était plus facile que de s’installer en cet endroit, et, si nous pouvions y conduire la chaloupe, que la première tempête eût achevée de démolir là-bas, peut-être arriverait-on à la radouber.

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«On retourna donc la chercher, et, quand on l’eut allégée autant que possible, elle fut remise à flot. Puis, bien qu’elle eût de l’eau jusqu’au plat-bord, nous parvînmes à la haler le long du rivage et à l’amener dans le port où elle est maintenant en sûreté.

– La chaloupe est à Bear-rock?… dit Briant.

– Oui, mon garçon, et je crois qu’il ne serait pas impossible de la réparer, si on avait les outils nécessaires…

– Mais, ces outils, nous les avons, master Evans! répondit vivement Doniphan.

– Eh! c’est bien ce que Walston a supposé, lorsque le hasard lui eut appris que l’île était habitée et par qui elle l’était!

– Comment a-t-il pu l’apprendre?… demanda Gordon.

– Le voici, répondit Evans. Il y a huit jours, Walston, ses compagnons et moi, – car on ne me laissait jamais seul, – nous étions allés en reconnaissance à travers la forêt. Après trois ou quatre heures de marche, en remontant le cours de l’East-river, nous arrivâmes sur les bords d’un vaste lac, d’où sortait ce cours d’eau. Et là, jugez de notre surprise, lorsque nous trouvâmes un singulier appareil, échoué sur la rive… C’était une sorte de carcasse en roseaux, tendue de toile…

– Notre cerf-volant! s’écria Doniphan.

– Notre cerf-volant, qui était tombé dans le lac, ajouta Briant, et que le vent avait poussé jusque-là!

– Ah! c’était un cerf-volant? répondit Evans. Ma foi, nous ne l’avions pas deviné, et cette machine nous intriguait fort! En tout cas, elle ne s’était pas faite toute seule!… Elle avait été fabriquée sur l’île!… Pas de doute à cela!… L’île était donc habitée!… Par qui?… C’est ce qu’il importait à Walston de savoir. Quant à moi, dès ce jour, je pris le parti de m’enfuir. Quels que fussent les habitants de cette île, – même si c’étaient des sauvages, – ils ne pouvaient être pires que les meurtriers du Severn! Depuis ce moment, d’ailleurs, je fus gardé à vue, nuit et jour!…

– Et comment French-den a-t-il été découvert? demanda Baxter.

– J’y arrive, répondit Evans. Mais, avant de poursuivre mon récit, dites-moi, mes garçons, à quoi vous a servi cet énorme cerf-volant? Était-ce un signal?»

Gordon raconta à Evans ce qui avait été fait, dans quel but on l’avait tenté, comment Briant avait risqué sa vie pour le salut de tous, et de quelle façon il avait pu constater que Walston était encore sur l’île.

«Vous êtes un hardi garçon!» répondit Evans, qui prit la main de Briant et la secoua de bonne amitié.

Puis, continuant:

«Vous comprenez, reprit-il, que Walston n’eut plus alors qu’une préoccupation: savoir quels étaient les habitants de cette île, qui nous était inconnue. Si c’étaient des indigènes, peut-être pourrait-il s’entendre avec eux? Si c’étaient des naufragés, peut-être possédaient-ils les outils qui lui manquaient? Dans ce cas, ils ne lui refuseraient pas leur concours pour mettre la chaloupe en état de reprendre la mer.

«Les recherches commencèrent donc, – très prudemment, je dois le dire. On ne s’avança que peu à peu en explorant les forêts de la rive droite du lac, pour s’approcher de sa pointe sud. Mais pas un être humain ne fut aperçu. Aucune détonation ne se faisait entendre en cette partie de l’île.

– Cela tenait, dit Briant, à ce que personne de nous ne s’éloignait plus de French-den, et que défense était faite de tirer un seul coup de feu!

– Cependant, vous avez été découverts! reprit Evans. Et comment en aurait-il pu être autrement? Ce fut dans la nuit du 23 au 24 novembre, que l’un des compagnons de Walston arriva en vue de French-den par la rive méridionale du lac. La mauvaise chance voulut qu’à un certain moment, il entrevît une lueur qui filtrait à travers les parois de la falaise, – sans doute la lueur de votre fanal que la porte, un instant entr’ouverte, avait laissée passer. Le lendemain, Walston lui-même se dirigea de ce côté, et, pendant une partie de la soirée, il resta caché entre les hautes herbes, à quelques pas du rio…

– Nous le savions, dit Briant.

– Vous le saviez?…

– Oui, car, en cet endroit, Gordon et moi, nous avions trouvé les fragments d’une pipe que Kate a reconnue pour être la pipe de Walston!

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– Juste! reprit Evans. Walston l’avait perdue pendant son excursion, – ce qui, au retour, parut le contrarier vivement. Mais alors l’existence de la petite colonie était connue de lui. En effet, pendant qu’il était blotti dans les herbes, il avait vu la plupart de vous aller et venir sur la rive droite du cours d’eau… Il n’y avait là que de jeunes garçons, dont sept hommes viendraient facilement à bout! Walston revint faire part à ses compagnons de ce qu’il avait vu. Une conversation, que je surpris entre Brandt et lui, m’apprit ce qui se préparait contre French-den…

– Les monstres! s’écria Kate. Ils n’auraient pas eu pitié de ces enfants…

– Non, Kate, répondit Evans, pas plus qu’ils n’ont eu pitié du capitaine et des passagers du Severn! Des monstres!.. Vous les avez bien nommés, et ils sont commandés par le plus cruel d’entre eux, ce Walston, qui, je l’espère, n’échappera pas au châtiment de ses crimes!

– Enfin, Evans, vous êtes parvenu à vous enfuir, Dieu merci! dit Kate.

– Oui, Kate. Il y a douze heures environ, j’ai pu profiter d’une absence de Walston et des autres, qui m’avaient laissé sous la surveillance de Forbes et de Rock. Le moment me parut bon pour prendre le large. Quant à dépister ces deux scélérats, ou tout au moins à les distancer, si je parvenais à prendre sur eux quelque avance, cela me regardait!

«Il était environ dix heures du matin, lorsque je me jetai à travers la foret… Presque aussitôt Forbes et Rock s’en aperçurent et se mirent à ma poursuite. Ils étaient armés de fusils… Moi, je n’avais que mon couteau de marin pour me défendre, et mes jambes pour filer comme un marsouin!

«La poursuite dura toute la journée. En coupant obliquement sous bois, j’étais arrivé à la rive gauche du lac. Il fallait encore en tourner la pointe, car, d’après la conversation que j’avais entendue, je savais que vous étiez établis sur les bords d’un rio qui coulait vers l’ouest.

«Vraiment, je n’ai jamais si bien détalé de ma vie, ni si longtemps! près de quinze milles, franchis dans cette journée! Mille diables? Les gueux couraient aussi vite que moi, et leurs balles volaient plus vite encore. A plusieurs reprises, elles sifflèrent à mes oreilles. Songez donc! Je savais leur secret! Si je leur échappais, je pourrais les dénoncer! Il fallait me reprendre à tout prix! Vrai! s’ils n’avaient pas eu d’armes à feu, je les aurais attendus de pied ferme, mon couteau à la main! Je les aurais tués ou ils m’auraient tué!… Oui, Kate! j’eusse préféré mourir que de revenir au campement avec ces bandits!

«Cependant j’espérais que cette damnée poursuite cesserait avec la nuit!… Il n’en fut rien. Déjà, j’avais dépassé la pointe du lac, je remontais de l’autre côté, mais je sentais toujours Forbes et Rock sur mes talons. L’orage, qui menaçait depuis quelques heures, éclata alors. Il rendit ma fuite plus difficile, car, à la lueur des éclairs, ces coquins pouvaient m’apercevoir entre les roseaux de la berge. Enfin, j’étais arrivé à une centaine de pas du rio… Si je parvenais à le mettre entre moi et ces gredins, je me regardais comme sauvé! Jamais ils ne se hasarderaient à le franchir, sachant bien qu’ils étaient dans le voisinage de French-den.

«Je courus donc, et j’allais atteindre la rive gauche du cours d’eau, lorsqu’un dernier éclair vint illuminer l’espace. Aussitôt une détonation retentit…

– Celle que nous avons entendue?… dit Doniphan.

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– Évidemment! reprit Evans. Une balle m’effleura l’épaule… Je bondis et me précipitai dans le rio… En quelques brasses, je fus sur l’autre bord, caché entre les herbes, tandis que Rock et Forbes, arrivés sur la rive opposée, disaient: «Crois-tu l’avoir touché? – J’en réponds! – Alors, il est par le fond? – Pour sûr, et, à cette heure, mort et bien mort! – Bon débarras!» Et ils déguerpirent.

«Oui! bon débarras… pour moi comme pour Kate! Ah! gueux! Vous verrez si je suis mort!… Quelques instants après, je me dégageai des herbes, et me dirigeai vers l’angle de la falaise… Des aboiements arrivèrent jusqu’à moi… J’appelai… La porte de French-den s’ouvrit… Et maintenant, ajouta Evans, en tendant la main dans la direction du lac, à nous, mes garçons, d’en finir avec ces misérables et d’en débarrasser votre île!»

Et il prononça ces paroles avec une telle énergie que tous s’étaient levés, prêts à le suivre.

Il fallut alors faire à Evans le récit de ce qui s’était passé depuis vingt mois, lui raconter dans quelles conditions le Sloughi avait quitté la Nouvelle-Zélande, sa longue traversée du Pacifique jusqu’à l’île, la découverte des restes du naufragé français, l’installation de la petite colonie à French-den, les excursions pendant la saison chaude, les travaux pendant l’hiver, comment enfin la vie avait été relativement assurée et exempte de périls, avant l’arrivée de Walston et de ses complices.

«Et, depuis vingt mois, pas un bâtiment ne s’est montré en vue de l’île? demanda Evans.

– Du moins nous n’en avons pas aperçu un seul au large répondit Briant.

– Aviez-vous établi des signaux?…

– Oui! un mât élevé sur le plus haut sommet de la falaise.

– Et il n’a pas été reconnu?…

– Non, master Evans, répondit Doniphan. Mais il faut dire crue, depuis six semaines, nous l’avons abattu, afin de ne point attirer l’attention de Walston.

– Et vous avez bien fait, mes garçons! Maintenant, il est vrai, ce coquin sait à quoi s’en tenir! Aussi, nuit et jour, nous serons sur nos gardes!

– Pourquoi, fit alors observer Gordon, pourquoi faut-il que nous ayons affaire à de pareils misérables au lieu d’honnêtes gens, auxquels nous aurions été si heureux de venir en aide! Notre petite colonie n’en eût été que plus forte! Désormais, c’est la lutte qui nous attend, c’est notre vie à défendre, c’est un combat, et savons-nous quelle en sera l’issue!

– Dieu qui vous a protégés jusqu’ici, mes enfants, répondit Kate, Dieu ne vous abandonnera pas! Il vous a envoyé ce brave Evans, et avec lui…

– Evans!… hurrah pour Evans!… s’écrièrent d’une seule voix tous les jeunes colons.

– Comptez sur moi, mes garçons, répondit le master, et, comme je compte aussi sur vous, je vous promets que nous nous défendrons bien!

– Et pourtant, reprit Gordon, s’il était possible d’éviter cette lutte, si Walston consentait à quitter l’île?…

– Que veux-tu dire, Gordon?… demanda Briant.

– Je veux dire que ses compagnons et lui seraient déjà partis, s’ils avaient pu se servir de la chaloupe! – N’est-ce pas vrai, master Evans?

– Assurément.

– Eh bien! si l’on entrait en pourparlers avec eux, si on leur fournissait les outils dont ils ont besoin, peut-être accepteraient-ils?… Je sais bien que d’établir des relations avec les meurtriers du Severn, cela doit répugner! Mais, pour nous débarrasser d’eux, pour empêcher une attaque qui coûtera bien du sang, peut-être!… Enfin, qu’en pense master Evans?»

Evans avait attentivement écouté Gordon. Sa proposition dénotait un esprit pratique, qui ne se laissait point aller à des entraînements inconsidérés, et un caractère qui le portait à envisager toute situation avec calme. Il pensa, – il ne se trompait pas, – que ce devait être le plus sérieux de tous, et son observation lui parut digne d’être discutée.

«En effet, monsieur Gordon, répondit-il, n’importe quel moyen serait bon pour se délivrer de la présence de ces malfaiteurs. C’est pourquoi, après avoir été mis à même de réparer leur chaloupe, s’ils consentaient à partir, cela vaudrait mieux que d’engager une lutte dont le résultat peut être douteux. Mais, se fier à Walston, est-ce possible? Lorsque vous serez en relation avec lui, n’en profitera-t-il pas pour tenter de surprendre French-den, pour s’emparer de ce qui vous appartient? Ne peut-il s’imaginer que vous avez dû sauver quelque argent du naufrage? Croyez-moi, ces coquins ne chercheront qu’à vous faire du mal en échange de vos services! Dans ces âmes-là, il n’y a pas place pour la reconnaissance! S’entendre avec eux, c’est se livrer…

– Non!… Non!… s’écrièrent Baxter et Doniphan, à qui leurs camarades se joignirent avec une énergie qui fit plaisir au master.

– Non!… ajouta Briant. N’ayons rien de commun avec Walston et sa bande!

–Et puis, reprit Evans, ce ne sont pas seulement des outils dont ils ont besoin, ce sont des munitions! Qu’ils en aient encore assez pour tenter une attaque, cela n’est que trop certain!… Mais, quand il s’agira de courir d’autres parages à main armée, ce qui leur reste de poudre et de plomb ne suffira pas!… Ils vous en demanderont!… Ils en exigeront!… Leur en donnerez-vous?…

– Non, certes! répondit Gordon.

– Eh bien, ils essaieront de s’en procurer par la force! Vous n’aurez fait que reculer le combat, et il se fera dans des conditions moins bonnes pour vous!…

– Vous avez raison, master Evans! répondit Gordon. Tenons-nous sur la défensive et attendons!

– Oui, c’est le bon parti!… Attendons, monsieur Gordon. D’ailleurs, pour attendre, il y a une raison qui me touche plus encore que toute autre.

– Laquelle?

– Écoutez-moi bien! Walston, vous le savez, ne peut quitter l’île qu’avec la chaloupe du Severn?

– C’est évident! répondit Briant.

– Or, cette chaloupe est parfaitement réparable, je l’affirme, et si Walston a renoncé à la mettre en état de naviguer, c’est faute d’outils…

– Sans cela, dit Baxter, il serait loin déjà!

– Comme vous dites, mon garçon. Donc, si vous fournissez à Walston les moyens de radouber l’embarcation, – j’admets qu’il abandonne l’idée de piller French-den, –il se hâtera de partir sans s’inquiéter de vous.

– Eh! que ne l’a-t-il fait! s’écria Service.

– Mille diables! s’il l’avait fait, répondit Evans, comment serions-nous à même de le faire, puisque la chaloupe du Severn ne serait plus là?

– Quoi, master Evans, demanda Gordon, vous comptez sur cette embarcation pour quitter l’île?…

– Absolument, monsieur Gordon!

– Pour regagner la Nouvelle-Zélande, pour traverser le Pacifique? ajouta Doniphan.

– Le Pacifique?… Non, mes garçons, répondit Evans, mais pour gagner une station peu éloignée, où nous attendrions l’occasion de revenir à Auckland!

– Dites-vous vrai, monsieur Evans? s’écria Briant.

Et en même temps, deux ou trois de ses camarades voulurent presser le master de questions.

«Comment, cette chaloupe pourrait-elle suffire à une traversée de plusieurs centaines de milles? fit observer Baxter.

– Plusieurs centaines de milles? répondit Evans. Non point! Une trentaine seulement!

– N’est-ce donc pas la mer qui s’étend autour de l’île! demanda Doniphan.

– A l’ouest, oui! répondit Evans. Mais au sud, au nord, à l’est, ce ne sont que des canaux que l’on peut aisément traverser en soixante heures!

– Ainsi nous ne nous trompions pas en pensant qu’il existait des terres dans le voisinage? dit Gordon.

– Nullement, répondit Evans, et même, ce sont de larges terres qui s’étendent à l’est.

– Oui… à l’est! s’écria Briant. Cette tache blanchâtre, puis cette lueur que j’ai aperçues dans cette direction…

– Une tache blanchâtre, dites-vous? répliqua Evans. C’est évidemment quelque glacier, et cette lueur, c’est la flamme d’un volcan dont la situation doit être portée sur les cartes! – Ah! ça, mes garçons, où croyez-vous donc être, s’il vous plaît?

– Dans l’une des îles isolées de l’Océan Pacifique! répondit Gordon.

– Une île?… oui!… Isolée, non! Tenez pour certain qu’elle appartient à l’un de ces nombreux archipels, qui couvrent la côte du Sud-Amérique! – Et, au fait, si vous avez donné des noms aux caps, aux baies, aux cours d’eau de votre île, vous ne m’avez pas dit comment vous l’appelez?…

– L’île Chairman, du nom de notre pensionnat, répondit Doniphan.

– L’île Chairman!… répliqua Evans. Eh bien, ça lui fera deux noms, puisqu’elle s’appelle déjà l’île Hanovre!»

Là-dessus, après avoir procédé aux mesures de surveillance habituelles, tous allèrent prendre du repos, après qu’une couchette eut été disposée dans le hall pour le master. Les jeunes colons se trouvaient alors sous une double impression, bien faite pour troubler leur sommeil: d’un côté, la perspective d’une lutte sanglante, de l’autre, la possibilité de se rapatrier…

Le master Evans avait remis au lendemain de compléter ses explications en indiquant sur l’atlas quelle était la position exacte de l’île Hanovre, et, tandis que Moko et Gordon veillaient, la nuit s’écoula tranquillement à French-den.

 

 

Chapitre XXVII

Le détroit de Magellan. – Les terres et les îles qui le bordent. – Les stations qui y sont établies. – Projets d’avenir. – La force ou la ruse? – Rock et Forbes.
– Les faux naufragés. – Accueil hospitalier. – Entre onze heures et minuit.
– Un coup de feu d’Evans. – Intervention de Kate.

 

n canal, long de trois cent quatre-vingts milles environ, dont la courbure se dessine de l’ouest à l’est, depuis le cap des Vierges sur l’Atlantique jusqu’au cap de Los Pilares sur le Pacifique, – encadré de côtes très accidentées, – dominé par des montagnes de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, – creusé de baies au fond desquelles se multiplient les ports de refuge, – riches en aiguades où les navires peuvent sans peine renouveler leur provision d’eau, – bordé de forêts épaisses où le gibier abonde, – retentissant du fracas des chutes qui se précipitent par milliers dans ses innombrables criques, – offrant aux navires venus de l’est ou de l’ouest un passage plus court que celui de Lemaire entre la Terre des États et la Terre de Feu, et moins battu des tempêtes que celui du cap Horn, – tel est ce détroit de Magellan que l’illustre navigateur portugais découvrit en l’année 1520.

Les Espagnols, qui furent seuls à visiter les terres magellaniques pendant un demi-siècle, fondèrent sur la presqu’île de Brunswick l’établissement de Port-Famine. Aux Espagnols succédèrent les Anglais avec Drake, Cavendish, Chidley, Hawkins; puis les Hollandais avec de Weert, de Cord, de Noort, avec Lemaire et Schouten qui découvrirent en 1610 le détroit de ce nom. Enfin, de 1696 à 1712, les Français y apparaissent avec Degennes, Beauchesne-Gouin, Frezier, et, depuis cette époque, ces parages s’ouvrirent aux navigateurs les plus célèbres de la fin du siècle, Anson, Cook, Byron, Bougainville et autres.

Dès lors, le détroit de Magellan devint une voie fréquentée pour le passage d’un Océan à l’autre – surtout depuis que la navigation à vapeur, qui ne connaît ni les vents défavorables ni les courants contraires, eût permis de le traverser dans des conditions de navigation exceptionnelles.

Tel est donc le détroit que, – le lendemain 28 novembre, – Evans montrait sur la carte de l’Atlas de Stieler à Briant, à Gordon et à leurs camarades.

Si la Patagonie, – cette dernière province du Sud-Amérique, – la terre du Roi Guillaume et la presqu’île de Brunswick forment la limite septentrionale du détroit, il est bordé au sud par cet archipel magellanique qui comprend de vastes îles, la Terre de Feu, la Terre de Désolation, les îles Clarence, Hoste, Gordon, Navarin, Wollaston, Stewart, et nombre d’autres moins importantes, jusqu’au dernier groupe des Hermites, dont la plus avancée entre les deux océans n’est que le dernier sommet de la haute Cordillère des Andes, et s’appelle le cap Horn.

A l’est, le détroit de Magellan s’évase par un ou deux goulets, entre le cap des Vierges de la Patagonie et le cap Espiritu-Santo de la Terre de Feu. Mais il n’en est pas ainsi à l’ouest, – ainsi que le fit observer Evans. De ce côté, îlots, îles, archipels, détroits, canaux, bras de mer, s’y mélangent à l’infini. C’est par une passe, située entre le promontoire de Los Pilares et la pointe méridionale de la grande île de la Reine-Adélaïde, que le détroit débouche sur le Pacifique. Au-dessus se développe toute une série d’îles, capricieusement groupées, depuis le détroit de lord Nelson jusqu’au groupe des Chonos et des Chiloë, confinant à la côte chilienne.

«Et maintenant, ajouta Evans, voyez-vous, au delà du détroit de Magellan, une île que de simples canaux séparent, de l’île Cambridge au sud et des îles Madré de Dios et Chatam au nord? Eh bien, cette île, sur le cinquante-unième degré de latitude, c’est l’île Hanovre, celle à laquelle vous avez donné le nom de Chairman, celle que vous habitez depuis plus de vingt mois!»

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Briant, Gordon, Doniphan, penchés sur l’atlas, regardaient curieusement cette île qu’ils avaient crue éloignée de toutes terres, et qui était si voisine de la côte américaine.

«Quoi, dit Gordon, nous n’étions séparés du Chili que par des bras de mer?…

– Oui, mes garçons, répondit Evans. Mais, entre l’île Hanovre et le continent américain, il n’y a que des îles aussi désertes que celle-ci. Et, une fois arrivés sur ledit continent, il aurait fallu franchir des centaines de milles, avant d’atteindre les établissements du Chili ou de la République Argentine! Et que de fatigues, sans compter les dangers, car les Indiens Puelches, qui errent à travers les pampas, sont peu hospitaliers! Je pense donc que mieux a valu pour vous de n’avoir pu abandonner votre île, puisque l’existence matérielle y était assurée, et puisque, Dieu aidant, j’espère que nous pourrons la quitter ensemble!»

Ainsi, ces divers canaux qui entourent l’île Hanovre ne mesuraient, en de certains endroits, que quinze à vingt milles de largeur, et Moko, par beau temps, eût pu les traverser sans peine, rien qu’avec sa yole. Si Briant, Gordon, Doniphan, lors de leurs excursions au nord et à l’est, n’avaient pu apercevoir ces terres, c’est qu’elles sont absolument basses. Quant à la tache blanchâtre, c’était un des glaciers de l’intérieur, et la montagne en éruption, un des volcan des régions magellaniques.

D’ailleurs, – autre observation que fît Briant en examinant attentivement la carte, – le hasard de leurs excursions les avait précisément conduits sur les points du littoral qui s’éloignaient le plus des îles voisines. Il est vrai, lorsque Doniphan atteignit les Severn-shores, peut-être aurait-il pu apercevoir la côte méridionale de l’île Chatam, si ce jour-là, l’horizon, embrume par les vapeurs de la bourrasque, n’eut été visible que dans un assez court rayon? Quant à Deception-bay, qui creuse profondément l’île Hanovre, aussi bien de l’embouchure de l’East-river que des hauteurs de Bear-rock, on ne peut rien voir de l’îlot, situé dans l’est, ni de l’île de l’Espérance, qui se recule à une vingtaine de milles. Pour apercevoir les terres avoisinantes, il aurait fallu se transporter soit au North-Cape, d’où l’extrémité de l’île Chatam et de l’île Madre de Dios sont visibles au delà du détroit de la Conception, – soit au South-Cape, duquel on peut entrevoir les pointes des îles Reine, Reine-Adélaïde ou Cambridge, – soit enfin au littoral extrême des Downs-lands, que dominent les sommets de l’île Owen ou les glaciers des terres du sud-est.

Or, les jeunes colons n’avaient jamais poussé leurs reconnaissances jusqu’à ces points éloignés. Quant à la carte de François Baudoin, Evans ne put s’expliquer pourquoi ces îles et ces terres n’y étaient point indiquées. Puisque le naufragé français avait pu déterminer assez exactement la configuration de l’île Hanovre, c’est qu’il en avait fait le tour. Fallait-il donc admettre que les brumes eussent restreint la portée de sa vue à moins de quelques milles? C’était admissible, après tout.

Et maintenant, au cas où l’on parviendrait à s’emparer de la chaloupe du Severn et à la réparer, de quel côté Evans la dirigerait-il?

Ce fut la demande que lui adressa Gordon.

«Mes garçons, répondit Evans, je ne chercherai à remonter ni au nord ni à l’est. Plus nous ferons de chemin par mer, mieux cela vaudra. Évidemment, avec une brise bien établie, la chaloupé pourrait nous conduire vers quelque port chilien, où l’on nous ferait bon accueil. Mais la mer est extrêmement dure sur ces côtes, tandis que les canaux de l’archipel nous offriront toujours une traversée assez facile.

– En effet, répondit Briant. Seulement, trouverons-nous des établissements sur ces parages, et, dans ces établissements, les moyens de nous rapatrier?

– Je n’en doute pas, répondit Evans. Tenez! Voyez la carte. Après avoir franchi les passes de l’archipel de la Reine-Adélaïde, où arrivons-nous par le canal de Smyth? Dans le détroit de Magellan, n’est-ce pas? Eh bien, presque à l’entrée du détroit, est situé le havre Tamar qui appartient à la Terre de Désolation, et là, nous serons déjà sur le chemin du retour.

– Et si nous n’y rencontrons aucun navire, demanda Briant, attendrons-nous donc qu’il en passe?

– Non, monsieur Briant. Suivez-moi plus loin à travers le détroit de Magellan. Apercevez-vous cette grande presqu’île de Brunswick?… C’est là, au fond de la haie Fortescue, au Port-Galant, que les bâtiments viennent souvent en relâche. Faudra-t-il aller au delà, et doubler le cap Froward au sud de la presqu’île? Voici la baie Saint--Nicolas ou baie de Bougainville, où s’arrêtent la plupart des navires qui franchissent le détroit. Enfin, au delà encore, voici Port-Famine, et plus au nord, Punta-Arena

Le master avait raison. Une fois engagée dans le détroit, la chaloupe aurait de nombreux points de relâche. Dans ces conditions, le rapatriement était donc assuré, sans parler de la rencontre des navires qui se dirigent vers l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Si Port-Tamar, Port-Galant, Port-Famine, n’offrent que peu de ressources. Punta-Arena, au contraire, est pourvue de tout ce qui est nécessaire à l’existence. Ce grand établissement, fondé par le gouvernement chilien, forme une véritable bourgade, bâtie sur le littoral, avec une jolie église, dont la flèche se dresse entre les superbes arbres de la presqu’île de Brunswick. Il est en pleine prospérité, tandis que la station de Port-Famine, qui date de la fin du Xe siècle, n’est plus aujourd’hui qu’un village en ruines.

Du reste, à l’époque actuelle, il existe, plus au sud, d’autres colonies que visitent les expéditions scientifiques, – telles la station de Liwya sur l’île Navarin, et principalement celle d’Ooshooia dans le canal du Beagle, au-dessous de la Terre de Feu. Cette dernière, grâce au dévouement des missionnaires anglais, aide beaucoup à la reconnaissance de ces régions, où les Français ont laissé de nombreuses traces de leur passage, dont témoignent les noms de Dumas, Cloué, Pasteur, Chanzy, Grévy, donnés à certaines îles de l’archipel magellanique.

Le salut des jeunes colons serait donc certain, s’ils parvenaient à gagner le détroit. Pour l’atteindre, il est vrai, il était nécessaire de radouber la chaloupe du Severn, et, pour la radouber, de s’en emparer, – ce qui ne serait possible qu’après avoir réduit à l’impuissance Walston et ses complices.

Si, encore, cette embarcation fût restée à l’endroit où Doniphan l’avait rencontrée sur la côte de Severn-shores, peut-être eût-on pu essayer d’en prendre possession. Walston, pour le moment installé à quinze milles de là, au fond de Deception-bay, n’aurait sans doute rien su de cette tentative. Ce qu’il avait fait, Evans l’eût pu faire aussi, c’est-à-dire conduire la chaloupe, non point à l’embouchure de l’East-river, mais à l’embouchure du rio Zealand, et, même, en remontant le rio, jusqu’à la hauteur de French-den. Là, les réparations auraient été entreprises dans des conditions meilleures, sous la direction du master. Puis, l’embarcation gréée, chargée de munitions, de provisions et des quelques objets qu’il eût été dommage d’abandonner, se serait éloignée de l’île, avant que les malfaiteurs eussent été en mesure de l’attaquer.

Par malheur, ce plan n’était plus exécutable. La question de départ ne pouvait être tranchée que par la force, soit en prenant l’offensive, soit en se tenant sur la défensive. Rien à faire, tant qu’on n’aurait pas eu raison de l’équipage du Severn!

Evans, d’ailleurs, inspirait une confiance absolue aux jeunes colons. Kate leur en avait tant parlé et en termes si chaleureux! Depuis que le master avait pu tailler sa chevelure et sa barbe, c’était tout à fait rassurant que de voir sa figure hardie et franche. S’il était énergique et brave, on le sentait bon aussi, d’un caractère résolu, capable de tous les dévouements.

En vérité, comme l’avait dit Kate, c’était bien un envoyé du ciel, qui venait d’apparaître à French-den, un «homme», enfin, au milieu de ces enfants!

Et, d’abord, le master voulut connaître les ressources, dont il pourrait user au point de vue de la résistance.

Store-room et le hall lui parurent convenablement disposés pour la défensive. Par leurs faces, l’un commandait la berge et le cours du rio, et l’autre, Sport-terrace jusqu’à la rive du lac. Les embrasures permettraient de tirer dans ces directions, tout en restant à couvert. Avec leurs huit fusils, les assiégés pourraient tenir les assaillants à distance, et, avec les deux petits canons, les mitrailler, s’ils s’aventuraient jusqu’à French-den. Quant aux revolvers, aux haches, aux coutelas de bord, tous sauraient s’en servir, si l’on en venait à un combat corps à corps.

Evans approuva Briant d’avoir entassé, à l’intérieur, ce qu’il fallait de pierres pour empêcher que les doux portes pussent être enfoncées. Au dedans, si les défenseurs étaient relativement forts, au dehors, ils seraient faibles. Il ne faut pas l’oublier, ils n’étaient que six garçons, de treize à quinze ans contre sept hommes vigoureux, habitués au maniement des armes, et d’une audace qui ne reculait pas devant le meurtre.

«"Vous les considérez comme de redoutables malfaiteurs, master Evans? demanda Gordon.

– Oui, monsieur Gordon, très redoutables!

– Sauf l’un d’eux, qui n’est pas tout à fait perdu peut-être! dit Kate, ce Forbes qui m’a sauvé la vie…

– Forbes? répondit Evans. Eh! mille diables! Qu’il ait été entraîna par les mauvais conseils ou par peur de ses compagnons, il n’en a pas moins trempé dans le massacre du Severn! D’ailleurs, est-ce que ce gredin ne s’est pas mis à ma poursuite avec Rock? Est-ce qu’il n’a pas tiré sur moi comme sur une bête fauve? Est-ce qu’il ne s’est pas félicité, quand il m’a cru noyé dans le rio? Non, bonne Kate, je crains bien qu’il ne vaille pas mieux que les autres! S’il vous a épargnée, c’est qu’il savait bien que ces gueux avaient encore besoin de vos services, et il ne restera pas en arrière, lorsqu’il s’agira de marcher contre French-den!»

Cependant quelques jours se passèrent. Rien de suspect n’avait été signalé par ceux des jeunes colons qui observaient les environs du haut d’Auckland-hill. Cela ne laissait pas de surprendre Evans.

Connaissant les projets de Walston, sachant l’intérêt qu’il avait à se hâter, il se demandait pourquoi, du 27 au 30 novembre, aucune démonstration n’avait été encore faite.

Alors l’idée lui vint que Walston chercherait sans doute à employer la ruse au lieu de la force, afin de pénétrer dans French-den. Et voici ce dont il informa Briant, Gordon, Doniphan et Baxter, avec lesquels il conférait le plus souvent.

«Tant que nous serons renfermés dans French-den, dit-il, Walston sera bien empêché de forcer l’une ou l’autre porte, s’il n’a personne pour les lui ouvrir! Il peut donc vouloir essayer d’y pénétrer par ruse…

– Et comment?… demanda Gordon.

– Peut-être de la façon qui m’est venue à l’idée, répondit Evans. Vous le savez, mes garçons, il n’y avait que Kate et moi qui fussions à même de dénoncer Walston comme le chef d’une bande de gredins, dont la petite colonie aurait à redouter l’attaque. Or, Walston ne met pas en doute que Kate ait péri pendant le naufrage. Quant à moi, je me suis bel et bien noyé dans le rio, après avoir reçu les coups de feu de Rock et de Forbes, – et vous n’ignorez pas que je les ai entendus s’applaudir de cet heureux dénouement. Walston doit donc croire que vous n’êtes prévenus de rien, – pas même de la présence des matelots du Severn sur votre île, et que, si l’un d’eux se présentait à French-den, vous lui feriez l’accueil que l’on fait à tout naufragé. Or, une fois ce coquin dans la place, il ne lui serait que trop aisé d’y introduire ses compagnons – ce qui rendrait toute résistance impossible!

– Eh bien, répondit Briant, si Walston ou tout autre de la bande vient nous demander l’hospitalité, nous le recevrons à coup de fusil…

– A moins qu’il ne soit plus adroit de le recevoir à coup de chapeau! fit observer Gordon.

– Eh! peut-être bien, monsieur Gordon! répliqua le master. Cela vaudrait mieux! Ruse contre ruse. Aussi, le cas échéant, verrons-nous ce qu’il faudra faire!»

Oui! il conviendrait d’agir avec la plus grande circonspection. En effet, si les choses tournaient bien, si Evans rentrait en possession de la chaloupe du Severn, il était permis de croire que l’heure de la délivrance ne serait pas éloignée. Mais que de périls encore! et tout ce petit monde serait-il au complet, lorsqu’on ferait route pour la Nouvelle-Zélande?

Le lendemain, la matinée s’écoula sans incidents. Le master, accompagné de Doniphan et de Baxter, remonta même pendant un demi-mille dans la direction de Traps-woods, en se dissimulant derrière les arbres groupés à la base d’Auckland-hill. Il ne vit rien d’anormal, et Phann, qui le suivait, n’eut point l’occasion de le mettre en défiance.

Mais, dans la soirée, un peu avant le coucher du soleil, il y eut une alerte. Webb et Cross, de faction sur la falaise, venaient d’en redescendre précipitamment, en signalant l’approche de deux hommes, qui s’avançaient par la berge méridionale du lac, de l’autre côté du rio Zealand.

Kate et Evans, tenant à ne point être reconnus, rentrèrent aussitôt dans Store-room. Puis, regardant à travers une des meurtrières, ils observèrent les hommes signalés. C’étaient deux des compagnons de Walston, Rock et Forbes.

«Évidemment, dit le master, c’est par ruse qu’ils veulent agir, et, ils vont se présenter ici comme des matelots qui viennent d’échapper au naufrage!

– Que faire?… demanda Briant.

– Les bien accueillir, répondit Evans.

– Bon accueil à ces misérables! s’écria Briant. Jamais je ne pourrai…

– Je m’en charge, répondit Gordon.

– Bien, monsieur Gordon! répliqua le master. Et surtout qu’ils n’aient aucun soupçon de notre présence! Kate et moi, nous nous montrerons quand il en sera temps!»

Evans et sa compagne vinrent se blottir au fond de l’un des réduits du couloir, dont la porte fut refermée sur eux. Quelques instants après, Gordon, Briant, Doniphan et Baxter accouraient sur le bord du rio Zealand. En les apercevant, les deux hommes feignirent une extrême surprise, à laquelle Gordon répondit par une surprise non moins grande.

Rock et Forbes semblaient accablés de fatigue, et, dès qu’ils eurent atteint le cours d’eau, voici les paroles qui s’échangèrent d’une rive à l’autre:

«Qui êtes-vous?

– Des naufragés qui viennent de se perdre au sud de l’île, avec la chaloupe du trois-mâts Severn?

– Vous êtes Anglais?…

– Non, Américains.

– Et vos compagnons?…

– Ils ont péri! Seuls, nous avons échappé au naufrage, et nous sommes à bout de forces!… A qui avons-nous affaire, s’il vous plaît?…

– Aux colons de l’île Chairman.

– Que les colons prennent pitié de nous et nous accueillent, car nous voilà sans ressources…

– Des naufragés ont toujours droit à l’assistance de leurs semblables!… répondit Gordon. Vous serez les bien venus!»

Sur un signe de Gordon, Moko embarqua dans la yole, qui était amarrée près de la petite digue, et, en quelques coups d’aviron, il eut ramené les deux matelots sur la rive droite du rio Zealand.

Sans doute, Walston n’avait pas eu le choix, mais, il faut bien l’avouer, la figure de Rock n’était pas faite pour inspirer la confiance, – même à des enfants, si peu habitués qu’ils fussent à déchiffrer une physionomie humaine. Bien qu’il eût essayé de se faire une tête d’honnête homme, quel type de bandit que ce Rock, avec son front étroit, sa tête élargie par derrière, sa mâchoire inférieure très prononcée! Forbes, – celui en qui tout sentiment d’humanité n’était peut-être pas éteint, au dire de Kate, – se présentait sous un meilleur aspect. C’était probablement la raison pour laquelle Walston l’avait adjoint à l’autre.

Tous deux jouèrent alors leur rôle de faux naufragés. Toutefois, par crainte d’exciter les soupçons, s’ils se laissaient adresser des questions trop précises, ils se dirent plus accablés de fatigue que de besoin, et demandèrent qu’on leur permît de prendre quelque repos et même de passer la nuit à French-den. Ils y furent aussitôt conduits. A leur entrée, il est vrai, – ce qui n’échappa point à Gordon, – ils n’avaient pu s’empêcher de jeter des regards un peu trop investigateurs sur la disposition du hall. Ils parurent même assez surpris en voyant le matériel défensif que possédait la petite colonie, – surtout la pièce de canon braquée à travers l’embrasure.

Il s’en suit que les jeunes colons, – à qui cela répugnait fort d’ailleurs, – n’eurent point à continuer leur rôle, puisque Rock et Forbes avaient hâte de se coucher, après avoir remis au lendemain le récit de leurs aventures.

«Une botte d’herbe nous suffira, dit Rock. Mais, comme nous ne voudrions pas vous gêner, si vous aviez une autre chambre que celle-ci….

– Oui, répondit Gordon, celle qui nous sert de cuisine, et vous n’avez qu’à vous y installer jusqu’à demain!»

Rock et son compagnon passèrent dans Store-room, dont ils examinèrent l’intérieur d’un coup d’œil, après avoir reconnu que la porte donnait sur le rio.

En vérité, on ne pouvait être plus accueillant pour ces pauvres naufragés! Les deux coquins devaient se dire que pour avoir raison de ces innocents, il ne valait pas la peine que l’on se mît en frais d’imagination!

Rock et Forbes s’étendirent donc dans un coin de Store-room. Ils n’allaient pas y être seuls, il est vrai, puisque c’était là que couchait Moko; mais ils ne s’embarrassaient guère de ce garçon, bien décidés à l’étrangler en un tour de main, s’il s’avisait de ne dormir que d’un œil. A l’heure convenue, Rock et Forbes devaient ouvrir la porte de Store-room, et Walston, qui rôderait sur la berge avec ses quatre compagnons, deviendrait aussitôt maître de French-den.

Vers neuf heures, alors que Rock et Forbes étaient censés dormir. Moko rentra et ne tarda pas à se jeter sur sa couchette, prêt à donner l’alerte.

Briant et les autres étaient restés dans le hall. Puis, la porte du couloir ayant été fermée, ils furent rejoints par Evans et Kate. Les choses s’étaient passées comme l’avait prévu le master, et il ne doutait pas que Walston ne fût aux environs de French-den, attendant le moment d’y pénétrer.

«Soyons sur nos gardes!» dit-il.

Cependant deux heures s’écoulèrent, et Moko se demandait si Rock et Forbes n’avaient pas remis leur machination à une autre nuit, lorsque son attention fut attirée par un léger bruit qui se produisait à l’intérieur de Store-room.

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A la lueur du fanal suspendu à la voûte, il vit alors Rock et Forbes quitter le coin dans lequel ils s’étaient étendus, et ramper du côté de la porte.

Cette porte était consolidée par un amas de grosses pierres, – véritable barricade qu’il eut été difficile pour ne pas dire impossible de renverser.

Aussi, les deux matelots commencèrent-ils à enlever ces pierres qu’ils déposaient une à une contre la paroi de droite. En quelques minutes, la porte fut complètement dégagée. Il n’y avait plus qu’à retirer la barre qui l’assujettissait en dedans, pour que l’entrée de French-den devînt libre.

Mais, au moment où Rock, après avoir retiré ladite barre, ouvrait la porte, une main s’abattit sur son épaule. Il se retourna et reconnut le master que le fanal éclairait en pleine figure.

«Evans! s’écria-t-il. Evans ici!…

– A nous, mes garçons!» cria le master.

Briant et ses camarades se précipitèrent aussitôt dans Store-room. Là, tout d’abord, Forbes, saisi par les quatre plus vigoureux, Baxter, Wilcox, Doniphan et Briant, fut mis hors d’état de s’échapper.

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Quant à Rock, d’un mouvement rapide, il avait repoussé Evans, en lui portant un coup de couteau, qui l’effleura légèrement au bras gauche. Puis, par la porte ouverte, il s’élança au dehors. Il n’avait pas fait dix pas qu’une détonation éclatait.

C’était le master qui venait de tirer sur Rock. Selon toute apparence, le fugitif n’avait pas été atteint, car aucun cri ne se fit entendre.

«Mille diables!… J’ai manqué ce gueux! s’écria Evans. Quant à l’autre… ce sera toujours un de moins! «

Et, son coutelas à la main, il leva le bras sur Forbes.

«Grâce!… Grâce!… fit le misérable que les jeunes garçons maintenaient à terre.

– Oui! grâce, Evans! répéta Kate, qui se jeta entre le master et Forbes. Faites-lui grâce, puisqu’il m’a sauvé la vie!…

– Soit! répondit Evans. J’y consens, Kate; du moins pour l’instant!»

Et Forbes, solidement garotté, fut déposé dans l’un des réduits du couloir.

Puis, la porte de Store-room ayant été refermée et barricadée, tous restèrent sur le qui-vive jusqu’au jour.

 

Deux ans de vacances

 

 

 

Jules Verne

 

DEUX ANS DE VACANCES

 

(Chapitre XXVIII-XXX)

 

 

91 dessins par Benett et une Carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXVIII

Interrogatoire de Forbes. – La situation. – Une reconnaissance projetée. 
– Évaluation des forces. – Reste de campement. – Briant disparu. – Doniphan 
à son secours. – Grave blessure. – Cris du côté de French-den. – Apparition 
de Forbes. – Un coup de canon de Moko.

 

e lendemain, si fatigante qu’eut été cette nuit sans sommeil, personne n’eut la pensée de prendre une heure de repos. Il n’était pas douteux, maintenant, que Walston emploierait la force, puisque la ruse avait échoué. Rock, échappé au coup de feu du master, avait dû le rejoindre et lui apprendre que, ses agissements étant découverts, il ne pourrait plus pénétrer dans French-den sans en forcer les portes.

Dès l’aube, Evans, Briant, Doniphan et Gordon sortirent du hall, en se tenant sur leurs gardes. Avec le lever du soleil, les brumes matinales se condensaient peu à peu et découvraient le lac que ridait une légère brise de l’est.

Tout était tranquille aux abords de French-den, du côté du rio Zealand aussi bien que du côté de Traps-woods. A l’intérieur de l’enclos, les animaux domestiques allaient et venaient comme à l’ordinaire. Phann, qui courait sur Sport-terrace, ne donnait aucun signe d’inquiétude.

Avant tout, Evans se préoccupa de savoir si le sol portait des empreintes de pas. En effet, des traces y furent relevées en grand nombre, – surtout près de French-den. Elles se croisaient en sens divers et indiquaient bien que, pendant la nuit, Walston et ses compagnons s’étaient avancés jusqu’au rio, attendant que la porte de Store-room leur fût ouverte.

Quant à des taches de sang, on n’en vit aucune sur le sable, – preuve que Rock n’avait pas même été blessé par le coup de fusil du master.

Mais une question se posait: Walston était-il venu, comme les faux naufragés, par le sud du Family-lake, ou n’avait-il point plutôt gagné French-den, en descendant par le nord? Dans ce cas, ce devait être du côté de Traps-woods que Rock se serait enfui pour le rejoindre?

Or, comme il importait d’éclaircir ce fait, il fut décidé que l’on interrogerait Forbes afin de savoir quelle route Walston avait suivie. Forbes consentirait-il à parler, et, s’il parlait, dirait-il la vérité? Par reconnaissance de ce que Kate lui avait sauvé la vie, quelque bon sentiment se réveillerait-il au fond de son cœur? Oublierait-il que c’était pour les trahir qu’il avait demandé l’hospitalité aux hôtes de French-den?

Voulant l’interroger lui-même, Evans rentra dans le hall; il ouvrit la porte du réduit ou était enfermé Forbes, relâcha ses liens, l’amena dans le hall.

«Forbes, dit Evans, la ruse que Rock et toi vous méditiez n’a pas réussi. Il importe que je sache quels sont les projets de Walston que tu dois connaître. Veux-tu répondre?»

Forbes avait baissé la tête, et, n’osant lever les yeux sur Evans, sur Kate, sur les jeunes garçons devant lesquels le master l’avait fait comparaître, il gardait le silence.

Kate intervint.

«Forbes, dit-elle, une première fois, vous avez montré un peu de pitié, en empêchant vos compagnons de me tuer pendant le massacre du Severn. Eh bien! ne voudrez-vous rien faire pour sauver ces enfants d’un massacre plus affreux encore?»

Forbes ne répondit pas.

«Forbes, reprit Kate, ils vous ont laissé la vie, quand vous méritiez la mort! Toute humanité ne peut pas être éteinte en vous! Après avoir fait tant de mal, vous pouvez revenir au bien! Songez à quel horrible crime vous prêtiez la main!»

Un soupir, à demi-étouffé, sortit péniblement de la poitrine de Forbes.

«Eh! que puis-je?… répondit-il d’une voix sourde.

– Tu peux nous apprendre, reprit Evans, ce qui devait se faire cette nuit, ce qui doit se faire plus tard. Attendais-tu Walston et les autres, qui devaient s’introduire ici, dès qu’une des portes aurait été ouverte?…

– Oui! fit Forbes.

– Et ces enfants, qui t’avaient fait bon accueil, eussent été tués?…»

Forbes baissa la tête plus bas encore, et, cette fois, il n’eut pas la force de répondre.

«Et maintenant, par quel côté Walston et les autres sont-ils venus jusqu’ici? demanda le master.

– Par le nord du lac, répondit Forbes.

– Pendant que Rock et toi, vous veniez par le sud?…

– Oui!

– Ont-ils visité l’autre partie de l’île, à l’ouest?

– Pas encore.

– Où doivent-ils être en ce moment?

– Je ne sais…

– Tu ne peux en dire davantage, Forbes?

– Non… Evans… non!…

– Et tu penses que Walston reviendra?…

– Oui!»

Évidemment, Walston et les siens, effrayés par le coup de fusil du master, comprenant que la ruse était découverte, avaient trouvé prudent de se tenir à l’écart, en attendant quelque occasion plus favorable.

Evans, n’espérant pas en apprendre davantage de Forbes, le reconduisit dans le réduit, dont la porte fut refermée extérieurement.

La situation était donc toujours des plus graves. Où se trouvait présentement Walston? Était-il campé sous les futaies de Traps-woods? Forbes n’avait pu ou n’avait pas voulu le dire. Et pourtant, rien n’eût été plus désirable que d’être fixé à cet égard. Aussi, la pensée vint-elle au master d’opérer une reconnaissance dans cette direction, bien que ce ne fût pas sans danger.

Vers midi, Moko porta quelque nourriture au prisonnier. Forbes, affaissé sur lui-même, y toucha à peine. Que se passait-il dans l’âme de ce malheureux? Sa conscience s’était-elle ouverte au remords? On ne savait.

Après le déjeuner, Evans fit connaître aux jeunes garçons son projet de s’avancer jusqu’à la lisière de Traps-woods, tant il avait à cœur de savoir si les malfaiteurs étaient encore aux environs de French-den. Cette proposition ayant été acceptée sans discussion, les dispositions furent prises pour parer à toute fâcheuse éventualité.

Sans doute, Walston et ses compagnons n’étaient plus que six, depuis la capture de Forbes, tandis que la petite colonie se composait de quinze garçons, sans compter Kate et Evans, – en tout dix-sept. Mais, de ce nombre, il fallait éliminer les plus jeunes, qui ne pouvaient prendre directement part à une lutte. Donc, il fut décidé que, pendant que le master opérerait sa reconnaissance, Iverson, Jenkins, Dole et Costar resteraient dans le hall, avec Kate, Moko et Jacques, sous la garde de Baxter. Quant aux grands, Briant, Gordon, Doniphan, Cross, Service, Webb, Wilcox, Garnett, ils accompagneraient Evans. Huit garçons à opposer à six hommes dans la force de l’âge, cela ne ferait pas la partie égale. Il est vrai, chacun d’eux serait armé d’un fusil et d’un revolver, tandis que Walston ne possédait que les cinq fusils provenant du Severn. Aussi, dans ces conditions, un combat à distance paraissait-il offrir des chances plus favorables, puisque Doniphan, Wilcox, Cross, étaient bons tireurs, et, en cela, très supérieurs aux matelots américains. En outre, les munitions ne leur manqueraient pas, tandis que Walston, ainsi que l’avait dit le master, devait être réduit à quelques cartouches seulement.

Il était deux heures après midi, lorsque la petite troupe se forma sous la direction d’Evans. Baxter, Jacques, Moko, Kate et les petits rentrèrent immédiatement dans French-den, dont les portes furent refermées, mais non barricadées, afin que, le cas échéant, le master et les autres pussent se mettre rapidement à l’abri.

Du reste, il n’y avait rien à craindre du côté du sud, ni même de l’ouest, car, pour suivre cette direction, il aurait fallu que Walston eût gagné Sloughi-bay, afin de remonter la vallée du rio Zealand, – ce qui aurait demandé trop de temps. D’ailleurs, d’après la réponse de Forbes, c’était par la rive ouest du lac qu’il avait descendu, et il ne connaissait point cette partie de l’île. Evans n’avait donc pas à redouter d’être surpris par derrière, l’attaque ne pouvant venir que du côte du nord.

Les jeunes garçons et le master s’avancèrent prudemment, en longeant la base d’Auckland-hill. Au delà de l’enclos, les buissons et les groupes d’arbres leur permettaient d’atteindre la forêt, sans trop se découvrir.

Evans marchait en tête,– après avoir dû réprimer l’ardeur de Doniphan, toujours prêt à se porter en avant. Lorsqu’il eut dépassé le petit tertre qui recouvrait les restes du naufragé français, le master jugea opportun de couper obliquement, afin de se rapprocher de la rive du Family-lake.

Phann, que Gordon eût en vain essayé de retenir, semblait quêter, l’oreille dressée, le nez au sol, et il parut bientôt qu’il était tombé sur une piste.

«Attention! dit Briant.

– Oui, répondit Gordon. Ce n’est point la piste d’un animal! Voyez l’allure de Phann!

– Glissons-nous entre les herbes, répliqua Evans, et vous, monsieur Doniphan, qui êtes bon tireur, si l’un de ces gueux se montre à bonne portée, ne le manquez pas! Vous n’aurez jamais si à propos envoyé une balle.»

Quelques instants après, tous avaient atteint les premiers groupes d’arbres. Là, sur la limite de Traps-woods, il y avait encore des traces d’une halte récente, des branches à demi consumées, des cendres à peine refroidies.

«C’est ici, à coup sûr, que Walston a passé la nuit dernière, fît observer Gordon.

– Et peut-être y était-il, il y a quelques heures? répondit Evans. Je pense qu’il vaut mieux nous rabattre vers la falaise…»

Il n’avait pas achevé qu’une détonation éclatait sur la droite. Une balle, après avoir effleuré la tète de Briant, vint s’incruster dans l’arbre près duquel il s’appuyait.

Presque en même temps se faisait entendre un autre coup de feu, qui fut suivi d’un cri, tandis qu’à cinquante pas de là, une masse s’abattait brusquement sous les arbres.

C’était Doniphan, qui venait de tirer au juger d’après la fumée produite par le premier coup de fusil.

Mais le chien ne s’arrêtant plus, Doniphan, emporté par sa fougue, se lança derrière lui.

«En avant! dit Evans. Nous ne pouvons le laisser s’engager seul!…»

Un instant après, ayant rejoint Doniphan, tous faisaient cercle autour d’un corps étendu au milieu des herbes et qui ne donnait plus signe de vie.

«Celui-là, c’est Pike! dit Evans. Le coquin est bien mort! Si le diable s’est mis en chasse aujourd’hui, il ne reviendra pas bredouille! Un de moins!

– Les autres ne peuvent être éloignés! fit observer Baxter.

– Non, mon garçon! Aussi, ne nous découvrons pas!… A genoux!… A genoux!…»

Troisième détonation venant de la gauche, cette fois. Service, qui n’avait pas assez promptement baissé la tête, eut son front rasé par une balle.

«Tu es blessé?… s’écria Gordon en courant à lui.

– Ce n’est rien, Gordon, ce n’est rien! répondit Service. Une égratignure seulement!»

En ce moment, il importait de ne point se séparer. Pike tué, restaient encore Walston et quatre des siens, qui devaient être postés à petite distance derrière les arbres. Aussi Evans et les autres, accroupis entre les herbes, formaient-ils un groupe compact, prêt à la défensive, de quelque côté que vînt l’attaque.

Tout à coup, Garnett s’écria:

«Où est donc Briant?

– Je ne le vois plus!» répondit Wilcox.

En effet, Briant avait disparu, et comme les aboiements de Phann retentissaient encore avec plus de violence, il était à craindre que le hardi garçon ne fût aux prises avec quelques hommes de la bande.

«Briant… Briant!…» cria Doniphan.

Et tous, inconsidérément peut-être, se jetèrent sur les traces de Phann. Evans n’avait pu les retenir. Ils allaient d’arbre en arbre, gagnant du terrain.

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«Gare, master, gare!» cria soudain Cross, qui venait de se jeter à plat ventre.

Instinctivement, le master baissa la tête, au moment où une balle passait à quelques pouces au-dessus de lui.

Puis, se redressant, il aperçut un des compagnons de Walston lui s’enfuyait à travers le bois.

C’était précisément Rock, qui lui avait échappé la veille.

«A toi, Rock!» cria-t-il.

Il fit feu, et Rock disparut, comme si le sol se fût subitement ouvert sous ses pas.

«Est-ce que je l’ai encore manqué?… s’écria Evans. Mille diables! Ce serait de la malechance!»

Tout cela s’était fait en quelques secondes. Tout aussitôt, les aboiements du chien éclatèrent à proximité. Immédiatement la voix de Doniphan se fit entendre:

«Tiens bon, Briant!… Tiens bon!» criait-il.

Evans et les autres se portèrent de ce côté, et, vingt pas plus loin, ils aperçurent Briant aux prises avec Cope.

Ce misérable venait de terrasser le jeune garçon, et il allait le frapper de son coutelas, lorsque Doniphan, arrivé juste à temps pour détourner le coup, se jeta sur Cope, avant d’avoir eu le temps de saisir son revolver.

Ce fut lui que le coutelas atteignit en pleine poitrine… Il tomba, sans pousser un cri.

Cope, observant alors qu’Evans, Garnett et Webb cherchaient à lui couper la retraite, prit la fuite dans la direction du nord. Plusieurs coups de feu furent simultanément tirés sur lui. Il disparut, et Phann revint sans avoir pu l’atteindre.

A peine relevé, Briant était revenu près de Doniphan, il lui soutenait la tête, il essayait de le ranimer…

Evans et les autres les avaient rejoints, après avoir rapidement rechargé leurs armes.

En réalité, la lutte avait commencé au désavantage de Walston, puisque Pike était tué, et que Cope et Rock devaient être hors de combat.

Par malheur, Doniphan avait été frappé à la poitrine, et mortellement, semblait-il. Les yeux fermés, le visage blanc comme une cire, il ne faisait plus un mouvement, il n’entendait même pas Briant qui l’appelait.

Cependant Evans s’était penché sur le corps du jeune garçon. Il avait ouvert sa veste, puis déchire sa chemise qui était trempée de sang. Une étroite plaie triangulaire saignait à la hauteur de la quatrième côte, du côté gauche. La pointe du coutelas avait-elle touché le cœur? Non, puisque Doniphan respirait encore. Mais il était à craindre que le poumon eût été atteint, car la respiration du blessé était extrêmement faible.

«Transportons-le à French-den! dit Gordon. Là, seulement, nous pourrons le soigner…

– Et le sauver! s’écria Briant. Ah! mon pauvre camarade!… C’est pour moi que tu t’es exposé!»

Evans approuva la proposition de ramener Doniphan à French-den – d’autant plus qu’en ce moment il paraissait y avoir quelque répit à la lutte. Vraisemblablement, Walston, voyant que les choses tournaient mal, avait pris le parti de battre en retraite dans les profondeurs de Traps-woods.

Toutefois – ce qui ne laissait pas d’inquiéter Evans – c’est qu’il n’avait aperçu ni Walston ni Brandt ni Book, et ce n’étaient pas les moins redoutables de la bande.

L’état de Doniphan exigeait qu’il fût transporté sans secousse. Aussi Baxter et Service se hâtèrent-ils d’établir une civière de branchages, sur laquelle le jeune garçon fut étendu, sans avoir repris connaissance. Puis, quatre de ses camarades le soulevèrent doucement, tandis que les autres l’entouraient, leur fusil armé, leur revolver à la main.

Le cortège regagna directement la base d’Auckland-hill. Cela valait mieux que de suivre la rive du lac. En longeant la falaise, il n’y aurait plus à veiller que sur la gauche et en arrière. Rien, d’ailleurs, ne vint troubler ce pénible cheminement. Quelquefois, Doniphan poussait un soupir si douloureux que Gordon faisait signe de s’arrêter, afin d’écouter sa respiration, et, un instant après, on se remettait en marche.

Les trois quarts de la route furent faits dans ces conditions. Il ne restait plus que huit à neuf cents pas à franchir pour atteindre French-den, dont on ne pouvait encore apercevoir la porte, cachée par une saillie de la falaise.

Tout à coup, des cris retentirent du côté du rio Zealand. Phann bondit dans cette direction.

Évidemment, French-den était attaqué par Walston et ses deux compagnons.

En effet, voici ce qui s’était passé – ainsi que cela fut reconnu plus tard.

Pendant que Rock, Cope et Pike, embusqués sous les arbres de Traps-woods, occupaient la petite troupe du master, Walston, Brandt et Book avaient gravi Auckland-hill, en remontant le lit desséché du torrent de Dike-creek. Après avoir rapidement parcouru le plateau supérieur, ils étaient descendus par la gorge qui aboutissait à la berge du rio, non loin de l’entrée de Store-room. Une fois là, ils étaient parvenus à enfoncer la porte, qui n’était pas barricadée, et avaient envahi French-den.

Et maintenant, Evans arriverait-il assez tôt pour prévenir une catastrophe?

Le master eut rapidement pris son parti. Tandis que Cross, Webb et Garnett restaient près de Doniphan qu’on ne pouvait laisser seul, Gordon, Briant, Service, Wilcox et lui s’élancèrent dans la direction de French-den, en prenant au plus court. Quelques minutes plus tard, dès que leurs regards purent s’étendre jusqu’à Sport-terrace, ce qu’ils virent était bien pour leur enlever tout espoir!

En ce moment, Walston sortait par la porte du hall, tenant un enfant qu’il entraînait vers le rio.

Cet enfant, c’était Jacques. En vain, Kate, qui venait de se précipiter sur Walston, essayait-elle de le lui arracher.

Un instant après, apparaissait le second compagnon de Walston, Brandt, qui s’était saisi du petit Costar et l’emportait dans la même direction.

Baxter, lui aussi, vint se jeter sur Brandt; mais, repoussé violemment, il roula sur le sol.

Quant aux autres enfants, Dole, Jenkins, Iverson, on ne les voyait pas, non plus que Moko. Est-ce qu’ils avaient déjà succombé à l’intérieur de French-den?

Cependant Walston et Brandt gagnaient rapidement du côté du rio. Avaient-ils donc la possibilité de le franchir autrement qu’à la nage? Oui, car Book était là, près de la yole, qu’il avait tirée hors de Store-room.

Une fois sur la rive gauche, tous trois seraient hors d’atteinte. Avant qu’on eût pu leur couper la retraite, ils auraient regagné leur campement de Bear-rock, avec Jacques et Costar, devenus des otages entre leurs mains!

Aussi, Evans, Briant, Gordon, Cross, Wilcox couraient-ils à perte d’haleine, espérant atteindre Sport-terrace, avant que Walston, Book et Brandt se fussent mis en sûreté au delà du rio. Quant à tirer sur eux à la distance où ils se trouvaient, c’eût été s’exposer à frapper Jacques et Costar en même temps.

Mais Phann était là. Il venait de bondir sur Brandt et le tenait à la gorge. Celui-ci, très gêné pour se défendre contre le chien, dut lâcher Costar, pendant que Walston se hâtait d’entraîner Jacques vers la yole…

Soudain, un homme s’élança hors du hall.

C’était Forbes.

Venait-il se joindre à ses anciens compagnons de crime après avoir forcé la porte du réduit? Walston n’en douta pas.

«A moi, Forbes!… Viens… Viens!» lui cria-t-il.

Evans s’était arrêté, et il allait faire feu, lorsqu’il vit Forbes se jeter sur Walston.

Walston, surpris par cette agression à laquelle il ne pouvait s’attendre, fut obligé d’abandonner Jacques, et, se retournant, il frappa Forbes d’un coup de coutelas.

Forbes tomba aux pieds de Walston.

Cela s’était fait si vite qu’à ce moment, Evans, Briant, Gordon, Service et Wilcox étaient encore à une centaine de pas de Sport-terrace.

Walston voulut alors ressaisir Jacques, afin de l’emporter jusqu’à la yole, où Book l’attendait avec Brandt, lequel était parvenu à se débarrasser du chien.

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Il n’en eut pas le temps. Jacques, qui était armé d’un revolver, le lui déchargea en pleine poitrine. C’est à peine si Walston, grièvement blessé, eut la force de ramper vers ses deux compagnons qui le prirent dans leurs bras, rembarquèrent et repoussèrent vigoureusement la yole.

En ce moment, retentit une violente détonation. Une volée de mitraille cingla les eaux du rio.

C’était la petite pièce, que le mousse, venait de décharger à travers l’embrasure de Store-room.

Et maintenant, à l’exception des deux misérables, qui avaient disparu sous les massifs de Traps-woods, l’île Chairman était délivrée des meurtriers du Severn, entraînés vers la mer par le courant du rio Zealand!

 

 

Chapitre XXIX

Réaction. – Les héros de la bataille. – La fin d’un malheureux. – Excursion dans la forêt. – Convalescence de Doniphan. – Au port de Bear-rock. 
– Le radoubage. – Le départ du 12 février. – En descendant le rio Zealand. 
– Salut à Sloughi-bay. – La dernière pointe de l’île Chairman.

 

ne ère nouvelle commençait maintenant pour les jeunes colons de l’île Chairman.

Après avoir lutté jusqu’alors pour assurer leur existence dans des conditions assez critiques, c’était à l’œuvre de la délivrance qu’ils allaient travailler en tentant un dernier effort pour revoir leurs familles et leur pays.

Après la surexcitation causée par les incidents de la lutte, il s’était produit en eux une réaction bien naturelle. Ils furent comme accablés de leur succès, auquel ils ne pouvaient croire. Le danger passé, il leur apparaissait plus grand qu’il ne leur avait semblé, – en réalité, tel qu’il était. Certes, après le premier engagement sur la lisière de Traps-woods, leurs chances s’étaient accrues dans une certaine mesure. Mais, sans l’intervention si inattendue de Forbes, Walston, Book et Brandt leur échappaient! Moko n’aurait pas osé envoyer ce coup de mitraille, qui eût atteint Jacques et Costar en même temps que leurs ravisseurs!… Que se serait-il passé ensuite?.., A quel compromis aurait-il fallu consentir pour délivrer les deux enfants?

Aussi, lorsque Briant et ses camarades purent envisager froidement cette situation, ce fut comme une sorte d’épouvanté rétrospective qui les saisit. Elle dura peu, et, bien qu’on ne fût pas fixé sur le sort de Rock et de Cope, la sécurité était en grande partie revenue sur l’île Chairman.

Quant aux héros de la bataille, ils avaient été félicités comme ils le méritaient, – Moko, pour son coup de canon, tiré si à propos à travers l’embrasure de Store-room, – Jacques, pour le sang-froid dont il avait fait preuve en déchargeant son revolver sur Walston, – Costar enfin qui «en aurait bien fait autant, dit-il, s’il avait eu un pistolet!» Mais il n’en avait pas!

Il n’y eut pas jusqu’à Phann auquel revint sa bonne part de caresses, sans compter un stock d’os à moelle dont Moko le gratifia pour avoir attaqué à coups de crocs ce coquin de Brandt qui entraînait le petit garçon.

Il va sans dire que Briant, après le coup de canon de Moko, était revenu en toute hâte vers l’endroit où ses camarades gardaient la civière. Quelques minutes après, Doniphan avait été déposé dans le hall, sans avoir repris connaissance, tandis que Forbes, relevé par Evans, était étendu sur la couchette de Store-room. Pendant toute la nuit, Kate, Gordon, Briant, Wilcox et le master veillèrent près des deux blessés.

Que Doniphan eût été atteint très gravement, ce n’était que trop visible. Toutefois, comme il respirait assez régulièrement, il fallait que le poumon n’eût point été perforé par le coutelas de Cope. Pour panser sa blessure, Kate eut recours à certaines feuilles dont on fait communément usage; au Far-West, et que fournirent quelques arbrisseaux des bords du rio Zealand. C’étaient des feuilles d’aunes, lesquelles, froissées et disposées en compresses, sont très efficaces pour empêcher la suppuration interne, car tout le danger était là. Mais il n’en fut pas ainsi de Forbes que Walston avait atteint au ventre. Il se savait frappé à mort, et, lorsqu’il reprit connaissance, pendant que Kate, penchée sur sa couchette, lui donnait ses soins:

«Merci, bonne Kate! merci!… murmura-t-il. C’est inutile!… Je suis perdu!»

Et des larmes coulaient de ses yeux.

Le remords avait-il donc remué ce qu’il y avait encore de bon dans le cœur de ce malheureux?… Oui! Entraîné surtout par les mauvais conseils et le mauvais exemple, s’il avait pris part aux massacres du Severn, tout son être s’était révolté devant l’horrible sort qui menaçait les jeunes colons, et il avait risqué sa vie pour eux.

«Espère, Forbes! lui dit Evans. Tu as racheté tes crimes… Tu vivras…»

Non! l’infortuné devait mourir! Malgré les soins qui ne lui furent pas épargnés, l’aggravation de son état devint d’heure en heure plus manifeste. Pendant les quelques instants de répit que lui laissait la douleur, ses yeux inquiets se tournaient vers Kate, vers Evans!… Il avait versé le sang, et son sang coulait en expiation de son existence passée…

Vers quatre heures du matin, Forbes s’éteignit. Il mourut repentant, pardonné des hommes, pardonné de Dieu, qui lui évita une longue agonie, et ce fut presque sans souffrance que s’échappa son dernier souffle.

On l’enterra, le lendemain, dans une fosse, creusée près de l’endroit où reposait le naufragé français, et deux croix indiquent maintenant l’emplacement des deux tombes.

Cependant la présence de Rock et de Cope constituait encore un danger; la sécurité ne saurait être complète, tant qu’ils ne seraient pas mis hors d’état de nuire.

Evans résolut donc d’en finir avec eux, avant de se rendre au port de Bear-rock.

Gordon, Briant, Baxter, Wilcox et lui partirent le jour même, fusil sous le bras, revolver à la ceinture, accompagnés de Phann, car il n’était que juste de s’en remettre à son instinct pour découvrir une piste.

Les recherches ne furent ni difficiles ni longues, et il faut ajouter, ni dangereuses. Il n’y avait plus rien à craindre des deux complices de Walston. Cope, dont on put suivre le passage à des traces de sang au milieu des fourrés de Traps-woods, fut trouvé mort à quelques centaines de pas de l’endroit où il avait été atteint d’une balle. On releva également le cadavre de Pike, tué au début de l’affaire. Quant à Rock, qui avait si inopinément disparu comme s’il se fût englouti dans le sol, Evans eut bientôt l’explication de ce fait: c’était au fond d’une des fosses, creusées par Wilcox, que le misérable était tombé, après avoir été frappé mortellement. Les trois cadavres furent enterrés dans cette fosse, dont on fît une tombe. Puis, le master et ses compagnons revinrent avec cette bonne nouvelle que la colonie n’avait plus rien à craindre.

La joie eût donc été complète à French-den, si Doniphan n’eut été si grièvement blessé! Les cœurs n’étaient-ils pas maintenant ouverts à l’espérance?

Le lendemain, Evans, G’ordon, Briant et Baxter mirent en discussion les projets dont on devait provoquer la réalisation immédiate. Ce qui importait, avant tout, c’était de rentrer en possession de la chaloupe du Severn. Cela nécessitait un voyage et même un séjour à Bear-rock, où l’on procéderait aux travaux de réparation qui remettraient l’embarcation en état.

Il fut donc convenu qu’Evans, Briant et Baxter s’y rendraient par la voie du lac et de l’East-river. C’était à la fois le plus sûr et le plus court.

La yole, retrouvée dans un remous du rio, n’avait rien reçu du coup de mitraille qui avait passé au-dessus d’elle. On y embarqua les outils pour le radoubage, des provisions, des munitions, des armes, et, par un bon vent largue, elle partit, dès le matin du 6 décembre, sous la direction d’Evans.

La traversée du Family-lake se fit assez rapidement. Il n’y eut pas même lieu de mollir ou de raidir l’écoute, tant la brise était égale et constante. Avant onze heures et demie, Briant signalait au master la petite crique par laquelle les eaux du lac se déversaient dans le lit de l’East-river, et la yole, servie par le jusant, descendit entre les deux rives du rio.

Non loin de l’embouchure, la chaloupe, tirée au sec, gisait sur le sable de Bear-rock.

Après un examen très détaillé des réparations qui devaient être faites, voici ce que dit Evans:

«Mes garçons, nous avons bien les outils; mais ce qui nous manque, c’est de quoi réparer la membrure et le bordage. Or, il y a précisément à French-den des planches et des courbes qui proviennent de la coque du Sloughi, et, si nous pouvions conduire l’embarcation au rio Zealand…

– C’est à quoi je songeais, répondit Briant. Est-ce que c’est impossible, master Evans?

– Je ne le pense pas, reprit Evans. Puisque la chaloupe est bien venue des Severn-shores jusqu’à Bear-rock, elle peut bien aller de Bear-rock jusqu’au rio Zealand? Là, le travail se ferait plus aisément, et c’est de French-den que nous repartirions pour gagner Sloughi-bay, où nous prendrions la mer!»

Incontestablement, si ce projet était réalisable, on n’en pouvait imaginer un meilleur. Aussi fut-il décidé que l’on profiterait de la marée du lendemain pour remonter l’East-river en remorquant la chaloupe au moyen de la yole.

Tout d’abord, Evans s’occupa d’aveugler, tant bien que mal, les voies d’eau de l’embarcation avec des bouchons d’étoupe qu’il avait apportés de French-den, et ce premier travail ne se termina que très avant dans la soirée.

La nuit se passa tranquillement au fond de la grotte, où Doniphan et ses compagnons avaient élu domicile, lors de leur première visite à Deception-bay.

Le lendemain, au petit jour, la chaloupe ayant été mise à la remorque de la yole, Evans, Briant et Baxter repartirent avec le flot montant. En manœuvrant les avirons, tant que la marée se fit sentir, ils s’en tirèrent. Mais, dès que le jusant eut pris de la force, l’embarcation, alourdie par l’eau qui y pénétrait, ne fut pas remorquée sans grande peine. Aussi était-il cinq heures du soir, lorsque la yole atteignit la rive droite de Family-lake.

Le master ne jugea pas prudent de s’exposer, dans ces conditions, à une traversée nocturne.

D’ailleurs, le vent tendait à mollir avec le soir, et, très probablement, ainsi qu’il arrivait pendant la belle saison, la brise fraîchirait aux premiers rayons du soleil.

On campa en cet endroit, on mangea de bon appétit, on dormit d’un bon sommeil, la tête appuyée au tronc d’un gros hêtre, les pieds devant un foyer pétillant qui brûla jusqu’à l’aube.

«Embarquons!» tel fut le premier mot que prononça le master, dès que les lueurs matinales eurent éclairé les eaux du lac.

Ainsi qu’on s’y attendait, la brise du nord-est avait repris avec le jour. Le master ne pouvait demander un temps plus favorable pour se diriger sur French-den.

La voile fut hissée, et la yole, traînant la pesante embarcation, qui était noyée jusqu’à son plat-bord, mit le cap à l’ouest.

Il ne se produisit aucun incident pendant cette traversée du Family-lake. Par prudence, Evans se tint toujours prêt à couper la remorque, pour le cas où la chaloupe eût coulé à pic, car elle aurait entraîné la yole avec elle. Grave appréhension, à coup sûr! En effet, l’embarcation engloutie, c’était le départ indéfiniment ajourné, et, peut-être, un long temps encore à passer sur l’île Chairman!

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Enfin, les hauteurs d’Auckland-hill apparurent dans l’ouest vers trois heures du soir. A cinq heures, la yole et la chaloupe entraient dans le rio Zealand et mouillaient à l’abri de la petite digue. Des hurrahs accueillirent Evans et ses compagnons, sur lesquels on ne comptait pas avant quelques jours.

Pendant leur absence, l’état de Doniphan s’était quelque peu amélioré. Aussi le brave garçon put-il répondre aux pressements de main de son camarade Briant. Sa respiration se faisait plus librement, le poumon n’ayant point été atteint. Bien qu’on le tînt à une diète très sévère, les forces commençaient à lui revenir, et, sous les compresses d’herbes que Kate renouvelait de deux heures en deux heures, sa plaie ne tarderait probablement pas à se fermer. Sans doute, la convalescence serait de longue durée; mais Doniphan avait tant de vitalité que sa guérison complète ne serait qu’une question de temps,

Dès le lendemain, les travaux de radoubage furent entrepris. Il y eut d’abord un fort coup de collier à donner pour mettre la chaloupe à terre. Longue de trente pieds, large de six à son maître-bau, elle devait suffire aux dix-sept passagers que comptait alors la petite colonie, en comprenant Kate et le master.

Cette opération terminée, les travaux suivirent régulièrement leur cours. Evans, aussi bon charpentier que bon marin, s’y entendait, et il put apprécier l’adresse de Baxter. Les matériaux ne manquaient pas, les outils non plus. Avec les débris de la coque du schooner, on put refaire les courbes brisées, les bordages disjoints, les barreaux rompus; enfin la vieille étoupe, retrempée dans la sève de pin, permit de rendre les coutures de la coque parfaitement étanches.

La chaloupe, qui était pontée à l’avant, le fut alors jusqu’aux deux tiers environ – ce qui assurait un abri contre le mauvais temps, peu à craindre, d’ailleurs, pendant cette seconde période de la saison d’été. Les passagers pourraient se tenir sous ce pont ou se tenir dessus – comme il leur plairait. Le mât de hune du Sloughi servit de grand mât, et Kate, sur les indications d’Evans, parvint à tailler une misaine dans la brigantine de rechange du yacht, ainsi qu’un tapecul pour l’arrière, et un foc pour l’avant. Avec ce gréement, l’embarcation serait mieux équilibrée et utiliserait le vent sous n’importe quelle allure.

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Ces travaux, qui durèrent trente jours, ne furent pas achevés avant le 8 janvier. Il n’y avait plus qu’à terminer certains détails d’appropriation.

C’est que le master avait voulu donner tous ses soins à la mise en état de la chaloupe. Il convenait qu’elle fût à même de naviguer à travers les canaux de l’archipel magellanique et de faire, au besoin, quelques centaines de milles, dans le cas où il serait nécessaire de descendre jusqu’à l’établissement de Punta-Arena sur la côte orientale de la presqu’île de Brunswick.

Il faut mentionner crue, dans ce laps de temps, le Christmas avait été célébré avec un certain apparat, et aussi le 1er janvier de cette année 1862 – que les jeunes colons espéraient bien ne pas finir sur l’île Chairman.

A cette époque, la convalescence de Doniphan était assez avancée pour qu’il pût quitter le hall, quoique bien faible encore. Le bon air et une nourriture plus substantielle lui rendirent visiblement ses forces. D’ailleurs, ses camarades ne comptaient pas partir avant qu’il fût capable de supporter une traversée de quelques semaines, sans avoir à craindre une rechute.

Entre temps, la vie habituelle avait repris son cours à French-den.

Par exemple, les leçons, les cours, les conférences, furent plus ou moins délaissés. Jenkins, Iverson, Dole et Costar ne se considéraient-ils pas comme en vacances?

Comme bien on pense, Wilcox, Cross et Webb avaient repris leurs chasses, soit sur le bord des South-moors, soit dans les futaies de Traps-woods. On dédaignait maintenant les collets et les pièges, malgré les conseils de Gordon, toujours ménager de ses munitions. Aussi les détonations éclataient de part et d’autre, et l’office de Moko s’enrichissait de venaison fraîche, –ce qui permettait de garder les conserves pour le voyage.

En vérité, si Doniphan eut pu reprendre ses fonctions de chasseur en chef de la petite colonie, avec quelle ardeur il eût poursuivi tout ce gibier de poil et de plume, sans avoir à se préoccuper d’économiser ses coups de feu! C’était pour lui un crève-cœur de ne pas se joindre à ses camarades! Mais il fallait se résigner, et ne point commettre d’imprudence.

Enfin, pendant les dix derniers jours de janvier, Evans procéda au chargement de l’embarcation. Certes, Briant et les autres avaient bien le désir d’emporter tout ce qu’ils avaient sauvé du naufrage de leur Sloughi… C’était impossible, faute de place, et il convint de faire un choix.

En premier lieu, Gordon mit à part l’argent qui avait été recueilli à bord du yacht, et dont les jeunes colons auraient peut-être besoin en vue de leur rapatriement. Moko, lui, embarqua des provisions de bouche en quantité suffisante pour la nourriture de dix-sept passagers, non seulement en prévision d’une traversée qui durerait peut-être trois semaines, mais aussi dans le cas où quelque accident de mer obligerait à débarquer sur une des îles de l’archipel, avant d’avoir atteint Punta-Arena, Port-Galant ou le Port-Tamar.

Puis, ce qui restait de munitions fut placé dans les coffres de la chaloupe, ainsi que les fusils et les revolvers de French-den. Et même, Doniphan demanda que l’on n’abandonnât point les deux petits canons du yacht. S’ils chargeaient trop l’embarcation, il serait temps de s’en défaire en route.

Briant prit également tout l’assortiment des vêtements de rechange, la plus grande partie des livres de la bibliothèque, les principaux ustensiles qui serviraient à la cuisine du bord, – entre autres un des poêles de Store-room, – enfin les instruments nécessaires à la navigation, montres marines, lunettes, boussoles, loch, fanaux, sans oublier le halkett-boat. Wilcox choisit, parmi les filets et les lignes, ceux des engins qui pourraient être employés à la pêche, tout en faisant route.

Quant à l’eau douce, après qu’on l’eût puisée au rio Zealand, Gordon la fit enfermer dans une dizaine de petits barils, qui furent disposés régulièrement le long de la carlingue, au fond de l’embarcation. On n’oublia pas non plus ce qu’il y avait encore de brandy, de gin et autres liqueurs fabriquées avec les fruits du trulca et de l’algarrobe.

Enfin, toute la cargaison était en place à la date du 3 février. Il n’y avait plus qu’à fixer le jour du départ, si toutefois Doniphan se sentait en état de supporter le voyage.

Oui! Le brave garçon répondait de lui-même! Sa blessure était entièrement cicatrisée, et, l’appétit lui étant revenu, il ne devait prendre garde qu’à ne pas trop manger. Maintenant, appuyé sur le bras de Briant ou de Kate, il se promenait, chaque jour, sur Sport-terrace pendant quelques heures.

«Partons!… Partons!… dit-il. J’ai hâte d’être en route!… La mer me remettra tout à fait!»

Le départ fut fixé au 5 février.

La veille, Gordon avait rendu la liberté aux animaux domestiques. Guanaques, vigognes, outardes, et toute la gent emplumée, peu reconnaissants des soins qui leur avaient été donnés, s’enfuirent, les uns à toutes jambes, les autres à tire d’aile, tant l’instinct de la liberté est irrésistible.

«Les ingrats! s’écria Garnett. Après les attentions que nous avons eues pour eux!

– Voilà le monde!» répondit Service d’un ton si plaisant que cette philosophique réflexion fut accueillie par un rire général.

Le lendemain, les jeunes passagers s’embarquèrent dans la chaloupe, qui allait prendre la yole à sa remorque, et dont Evans se servirait comme de you-you.

Mais, avant de larguer l’amarre, Briant et ses camarades voulurent se réunir encore une fois devant les tombes de François Baudoin et de Forbes. Ils s’y rendirent avec recueillement, et, en même temps qu’une dernière prière, ce fut un dernier souvenir qu’ils donnèrent à ces infortunés.

Doniphan s’était placé à l’arrière de l’embarcation près d’Evans, chargé de gouverner. A l’avant, Briant et Moko se tenaient aux écoutes des voiles, bien qu’il y eût plus à compter sur le courant pour descendre le rio Zealand que sur la brise, dont le massif d’Auckland-hill rendait la direction très incertaine.

Les autres, ainsi que Phann, s’étaient placés à leur fantaisie sur la partie antérieure du pont.

L’amarre fut détachée, et les avirons frappèrent l’eau.

Trois hurrahs saluèrent alors cette hospitalière demeure, qui, depuis tant de mois, avait offert un abri si sûr aux jeunes colons, et ce ne fut pas sans émotion – sauf Gordon tout triste d’abandonner son île – qu’ils virent Auckland-hill disparaître derrière les arbres de la berge.

En descendant le rio Zealand, la chaloupe ne pouvait aller plus vite que le Courant, qui n’était pas très rapide. Et, d’ailleurs, vers midi, à la hauteur de la fondrière de Bogs-Woods, Evans dut faire jeter l’ancre.

En effet, en cette partie du cours d’eau, le lit était peu profond, et l’embarcation, très chargée, aurait risqué de s’échouer. Mieux valait attendre le flux, puis repartir avec la marée descendante.

La halte dura six heures environ. Les passagers en profitèrent pour faire un bon repas, après lequel Wilcox et Cross allèrent tirer quelques bécassines sur la lisière des South-moors.

De l’arrière de la chaloupe, Doniphan put même abattre deux superbes tinamous, qui voletaient au-dessus de la rive droite. Du coup, il était guéri.

Il était fort tard, lorsque l’embarcation arriva à l’embouchure du rio. Aussi, comme l’obscurité ne permettait guère de se diriger entre les passes du récif, Evans, en marin prudent, voulut attendre au lendemain pour prendre la mer.

Nuit paisible, s’il en fut. Le vent était tombé avec le soir, et, lorsque les oiseaux marins, les pétrels, les mouettes, les goélands, eurent regagné les trous de roches, un silence absolu régna sur Sloughi-bay.

Le lendemain, la brise venant de terre, la mer serait belle jusqu’à la pointe extrême des South-moors. Il fallait en profiter pour franchir une vingtaine de milles, pendant lesquels la houle eût été dure, si le vent fut venu du large.

Dès la pointe du jour, Evans fit hisser la misaine, le tape-cul et le foc. Alors, la chaloupe, dirigée d’une main sûre pas le master, sortit du rio Zealand.

En ce moment, tous les regards se portèrent sur la crête d’Auckland-hill, puis, sur les dernières roches de Sloughi-bay, qui disparurent au tournant d’Américan-Cape.

Et un coup de canon fut tiré, suivi d’un triple hurrah, pendant que le pavillon du Royaume-Uni se développait à la corne de l’embarcation.

Huit heures plus tard, la chaloupe donnait dans le canal, bordé par les grèves de l’île Cambridge, doublait South-Cape et suivait les contours de l’île Adélaïde.

L’extrême pointe de l’île Chairman venait de s’effacer à l’horizon du nord.

 

 

Chapitre XXX

Entre les canaux. – Retards par suite de vents contraires. – Le détroit.
– Le steamer Grafton. – Retour à Auckland. – Accueil dans la capitale
de la Nouvelle-Zélande. – Evans et Kate. – Conclusion.

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l n’y a pas lieu de rapporter par le menu ce voyage à travers les canaux de l’archipel magellanique. Il ne fut marqué par aucun incident de quelque importance. Le temps demeura constamment au beau. D’ailleurs, dans ces passes, larges de six à sept milles, la mer n’eût pas eu le temps de se lever au souffle d’une bourrasque.

Tous ces canaux étaient déserts, et, au surplus, mieux valait ne point rencontrer les naturels de ces parages, qui ne sont pas toujours d’humeur hospitalière. Une ou deux fois, pendant la nuit, des feux furent signalés à l’intérieur des îles, mais aucun indigène ne se montrait sur les grèves.

Le 11 février, la chaloupe, qui avait toujours été servie par un vent favorable, déboucha dans le détroit de Magellan par le canal de Smyth, entre la côte ouest de l’île de la Reine Adélaïde et les hauteurs de la terre du Roi Guillaume. A droite s’élevait le pic Sainte-Anne. A tranche, au fond de la baie de Beaufort, s’étageaient quelques-uns de ces magnifiques glaciers, dont Briant avait entrevu l’un des plus élevés à l’est de l’île Hanovre – à laquelle les jeunes colons donnaient toujours le nom d’île Chairman.

Tout allait bien à bord; il faut croire notamment que l’air, chargé de senteurs marines, était excellent pour Doniphan, car il mangeait, il dormait, et se sentait assez fort pour débarquer, si l’occasion se présentait de reprendre avec ses camarades leur vie de Robinsons.

Dans la journée du 12, la chaloupe arriva en vue de l’île Tamar, sur la terre du Roi Guillaume, dont le port ou plutôt la crique était déserte en ce moment. Aussi, sans s’y arrêter, après avoir doublé le cap Tamar, Evans prit-il la direction du sud-est à travers, le détroit de Magellan.

D’un côté, la longue terre de Désolation développait ses côtes plates et arides, dépourvues de cette verdoyante végétation que revêtait l’île Chairman. De l’autre, se dessinaient les indentations si capricieusement déchiquetées de la presqu’île Crooker. C’était par là qu’Evans comptait chercher les passes du sud, afin de doubler le cap Forward et de remonter la côte est de la presqu’île de Brunswick jusqu’à l’établissement de Punta-Arena.

Il ne fut pas nécessaire d’aller si loin.

Dans la matinée du 13, Service, qui se tenait debout à l’avant, s’écria:

«Une fumée par tribord!

– La fumée d’un feu de pêcheurs? demanda Gordon.

– Non!… C’est plutôt une fumée de steamer!» répliqua Evans.

En effet, dans cette direction, les terres étaient trop éloignées pour que la fumée d’un campement de pêche y fût visible.

Aussitôt Briant, s’élançant dans les agrès de la misaine, atteignit la tête du mât, et s’écria à son tour:

«Navire!… Navire!…»

Le bâtiment fut bientôt en vue. C’était un steamer de huit à neuf cents tonneaux, qui marchait avec une vitesse de onze à douze milles à l’heure.

Des hurrahs partirent de la chaloupe, des coups de fusil également.

La chaloupe avait été vue, et, dix minutes après, elle accostait le steamer Grafton, qui faisait route pour l’Australie.

En un instant, le capitaine du Grafton, Tom Long, eut été mis au courant des aventures du Sloughi. D’ailleurs, la perte du schooner avait eu un retentissement considérable en Angleterre comme en Amérique, Tom Long s’empressa de recueillir à son bord les passagers de la chaloupe. Il offrit même de les reconduire directement à Auckland, – ce qui l’écartait peu de sa route, puisque le Grafton était à destination de Melbourne, capitale de la province d’Adélaïde, au sud des terres australiennes.

La traversée fut rapide, et le Grafton vint mouiller dans la rade d’Auckland à la date du 25 février.

A quelques jours près, doux ans s’étaient écoulés depuis que les quinze élèves du pensionnat Chairman avaient été entraînés à dix-huit cents lieues de la Nouvelle-Zélande.

Il faut renoncer à peindre la joie de ces familles, auxquelles leurs enfants étaient rendus, – ces enfants que l’on croyait engloutis dans le Pacifique. Pas un ne manquait de ceux qu’avait emportés la tempête jusqu’aux parages de l’Amérique du Sud.

En un instant dans toute la ville s’était répandue cette nouvelle que le Grafton rapatriait les jeunes naufragés. La population entière accourut et les acclama, lorsqu’ils tombèrent dans les bras de leurs parents.

Et comme on fut avide de connaître en détail tout ce qui s’était passé sur l’île Chairman! Mais la curiosité ne tarda pas à être satisfaite. D’abord, Doniphan fit quelques conférences à ce sujet – conférences qui eurent un véritable succès, dont le jeune garçon ne manqua pas de se montrer assez fier. Puis, le journal, qui avait été tenu par Baxter, – on peut dire d’heure en heure, – le journal de French-den ayant été imprimé, il en fallut des milliers et des milliers d’exemplaires, rien que pour contenter les lecteurs de la Nouvelle-Zélande. Enfin les journaux des deux Mondes le reproduisirent en toutes les langues, car il n’était personne qui ne se fût intéressé à la catastrophe du Sloughi. La prudence de Gordon, le dévouement de Briant, l’intrépidité de Doniphan, la résignation de tous, petits et grands, cela fut universellement admiré.

Inutile d’insister sur la réception qui fut faite à Kate et au master Evans. Ne s’étaient-ils pas consacrés au salut de ces enfants? Aussi, une souscription publique fît-elle don au brave Evans d’un navire de commerce, le Chairman, dont il devint à la fois le propriétaire et le capitaine, – à la condition qu’il aurait Auckland pour port d’attache. Et, lorsque les voyages le ramenaient en Nouvelle-Zélande, il retrouvait toujours dans les familles de «ses garçons» l’accueil le plus cordial.

Quant à l’excellente Kate, elle fut réclamée, disputée, par les Briant, les Garnett, les Wilcox et bien d’autres. Finalement, elle se fixa dans la maison de Doniphan, dont elle avait sauvé la vie par ses soins.

Et, comme conclusion morale, voici ce qu’il convient de retenir de ce récit, qui justifie, semble-t-il, son titre de Deux ans de vacances:

Jamais, sans doute, les élèves d’un pensionnat ne seront exposés à passer leurs vacances dans de pareilles conditions. Mais, – que tous les enfants le sachent bien, – avec de l’ordre, du zèle, du courage, il n’est pas de situations, si périlleuses soient-elles, dont on ne puisse se tirer. Surtout, qu’ils n’oublient pas, en songeant aux jeunes naufragés du Sloughi, mûris par les épreuves et faits au dur apprentissage de l’existence, qu’à leur retour, les petits étaient presque des grands, les grands presque des hommes.

FIN